Violence des gangs en Haïti : le premier anniversaire de Viv Ansanm.
Entre décembre 2024 et février 2025, Haïti a connu une nouvelle flambée des violences commises par les gangs, ce qui aggrave encore les crises sécuritaire et humanitaire. Les données de la fin de l’année 20241 au début de l’année 2025 dressent un tableau alarmant : au cours de cette période, 1 732 personnes ont été tuées, 411 blessées et 431 enlevées, ce qui porte le nombre total d’enlèvements à 1 494 pour l’année 2024. De plus, plus d’un million de personnes (dont 700 000 enfants), soit environ 9 % de la population d’Haïti, ont été déplacées. Des milliers de personnes ont fui les massacres et les attaques. Par ailleurs, à Cité Soleil et à Croix-des-Bouquets, des groupes tels que les 400 Mawozo, le gang Taliban et les gangs de Terre Noire ont pris pour cible les familles de policiers en incendiant leurs maisons.
Chiffres clés
Nombre d’homicides ou de personnes blessées, octobre à décembre 2024 : 2 143.2
Nombre d’enlèvements : 431, pour un total de 1 494 en 2024.3
Plus d’un million de personnes déplacées à l’intérieur du pays, y compris 700 000 enfants.4
Au moins 75 enfants ont été tués et 22 blessés par la violence des gangs, les assassinats ciblés ou les opérations de police. Cela représente une augmentation de 70 % par rapport au troisième trimestre.5
On estime à 159 le nombre de personnes tuées depuis janvier 2025.6
Une évolution plus profonde vers la gouvernance criminelle
Depuis la formation de la coalition de gangs Viv Ansanm en février 2024, la violence reste généralisée, mais les gangs ont consolidé leur assise territoriale et consolidé leur pouvoir. Ce changement témoigne d’une structuration plus poussée, les gangs se concentrant toujours davantage sur l’établissement d’un contrôle économique et social durable sur les communautés.
Il y’a un an, au printemps 2024, l’union des gangs, un phénomène sans précédent, est parvenue à consolider le pouvoir entre les mains des gangs les plus importants de Port-au-Prince, et leur a permis de coordonner leurs opérations de manière plus efficace et étendre leur influence. Au cours de l’année écoulée, Viv Ansanm a pris le contrôle de nouvelles zones, couvrant l’Artibonite, de nouveaux espaces frontaliers avec la République dominicaine et des zones du sud-ouest, remodelant ainsi de manière significative le paysage sécuritaire du pays.
La capacité de la coalition à maintenir une cohésion interne, malgré les rivalités historiques, repose sur des objectifs communs et un front uni contre le gouvernement, la Police nationale d’Haïti (PNH) et la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS). La coordination de leurs efforts a entraîné une diminution des conflits inter-gangs, ce qui leur a permis de se concentrer sur l’expansion de leur contrôle territorial et sur la contestation de l’autorité de l’État. Cette unité contraste fortement avec les difficultés du gouvernement haïtien à travailler de concert pour instaurer l’ordre, ce qui souligne les capacités d’adaptation et les alliances stratégiques des gangs face à l’instabilité politique.
Dans des secteurs comme Cité Soleil, Croix-des-Bouquets et Tabarre, les gangs ont réduit leurs attaques aveugles,7 ce qui a permis à une partie des habitants déplacés de rentrer chez eux, mais aussi aux gangs d’augmenter les profits qu’ils tirent de l’extorsion des commerçants, des déplacements de personnes et de marchandises, ou des activités agricoles locales. En revanche, des gangs tels que les 103 Zombies, Grand Ravine et Ti Bois à Carrefour et Gressier ont continué à étendre agressivement leur territoire8 en attaquant les régions de Kenscoff et Furcy.
Au-delà de l’exercice d’un contrôle physique, comme l’a documenté la Global Initiative Against Transnational Organized Crime (Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale) tout au long de l’année 2024,9 les gangs se sont concentrés sur l’extorsion comme principale source de revenus.10
Cette capacité à faire du racket le fondement de leur modèle financier a transformé l’économie politique de la violence. L’extorsion est directement liée à la capacité des gangs à faire de leur contrôle territorial et social le fondement d’une gouvernance plus large, au sein de laquelle se déploie un racket systématique. Dans les territoires contrôlés par les gangs, mais aussi sur les principaux axes routiers du pays, ainsi qu’autour des infrastructures portuaires ou des frontières, les groupes criminels continuent de taxer tous ceux qui opèrent dans leurs fiefs.
Comme nous l’avions documenté en janvier 2025,11 cette dynamique est au cœur de la consolidation territoriale des gangs, mais aussi de leur volonté d’expansion, y compris dans les zones de Kenscoff, au cours des derniers mois. Chaque avancée des gangs se traduit non seulement par une explosion de violence, mais aussi par la création de cellules locales avec un ou plusieurs chefs, dont l’une des tâches principales est d’établir un régime d’extorsion local, notamment à l’encontre des entreprises de la région, des résidents dans certains cas, mais aussi contre les personnes souhaitant circuler sur les axes routiers, grâce à la création immédiate de checkpoints.
En outre, et c’est un point qu’il faudra surveiller en 2025, l’extorsion par les groupes criminels a gagné les zones rurales, parfois de manière moins visible ou moins documentée que dans la capitale. C’est particulièrement le cas dans l’Artibonite et sur le plateau central. Dans l’Artibonite, les gangs ciblent les agriculteurs, les commerçants et les marchés, imposant des « frais de protection » et confisquant des marchandises. Le gang Gran Grif, sous la pression des opérations conjointes de la PNH et de la MMAS, s’est mis à extorquer des communautés plus petites telles que Petite-Rivière-de-l’Artibonite et Dessalines.12 À Port-au-Prince, l’extorsion touche désormais aussi les entreprises et les fonctionnaires, ce qui affaiblit encore l’autorité de l’État.13 Ce changement a incité les gangs subissant la pression de la police à moins recourir à des crimes tels que les enlèvements, ce qui leur a permis de s’insérer davantage dans les économies locales et rend leur démantèlement plus difficile.
Figure 1 Expansion des gangs en Haïti au mois de mars 2025.
Paralyser Port-au-Prince
Les gangs ont procédé à des relocalisations stratégiques vers différentes zones, afin de contrôler les activités économiques et d’imposer leurs propres structures de gouvernance locale. Ces tactiques jouent un rôle essentiel dans la capacité des gangs à manœuvrer vers des communes comme Kenscoff, une cible de choix et une étape cruciale vers Pétion-Ville, le centre économique et politique de Port-au-Prince.14
L’importance stratégique de Kenscoff ne peut être surestimée. Commune montagneuse semi-rurale située à environ 16 kilomètres au sud-est de Port-au-Prince, sur les hauteurs de la ville, Kenscoff a traditionnellement été un havre pour la classe moyenne supérieure et une zone tampon logistique entre la capitale et les régions plus sûres. En février, des membres du gang 5 Segond, de Village de Dieu, dirigé par Johnson ‘Izo’ André, sont allés porte-à-porte, ouvrant le feu sans distinction et incendiant des maisons.15 Les petites communes de Belot, Furcy, Obléon, Godet et Le Montcel ont également subi les attaques des gangs qui cherchent à contrôler Kenscoff.16 En réponse à ces attaques, qui ont fait des dizaines de morts, les autorités haïtiennes ont émis des mandats d’arrêt à l’encontre d’individus accusés de soutenir les gangs qui attaquent Kenscoff.17 Parmi les suspects figurent l’ancien sénateur Nenel Cassy et l’ancien législateur de Kenscoff Alfredo Antoine.
Malgré ces arrestations, le démantèlement des relations politico-criminelles reste une perspective lointaine. Et si les progrès des enquêtes judiciaires restent opaques, ils laissent peu d’espoir pour un dénouement transparent qui mettrait en lumière les mécanismes qui soutiennent les groupes criminels.
Figure 2 Les gangs sont entrés dans la commune de Kenscoff, nichée dans les montagnes au sud-est de Port-au-Prince.
De plus, en infiltrant les quartiers de Kenscoff, d’où ont fui près de 2 000 personnes, les groupes criminels ont pris pied dans des territoires jusqu’alors inoccupés, créant ainsi des positions opérationnelles avancées pour pousser vers le dernier épicentre financier et politique d’Haïti, Pétion-Ville.18 Les attaques contre Kenscoff, en plus de la pression exercée sur Pétion-Ville, illustrent enfin le désir des gangs de prendre le contrôle de l’une des rares routes autour de la capitale qui leur échappe encore. L’objectif est probablement plus large : pouvoir y établir des checkpoints et multiplier les possibilités d’extorsion, en plus de contrôler le territoire et les habitants.
Comme les forces publiques et la MMAS ne semblent pas en mesure de repousser ou de reconquérir les zones montagneuses prises par les gangs, ces opérations criminelles suggèrent que la capitale finira par être complètement encerclée par les groupes armés. Outre la consolidation du pouvoir des gangs, cette situation fait peser un risque encore plus grand sur la circulation des personnes déplacées et sur la catastrophe humanitaire latente à Port-au-Prince, une situation qui semble actuellement hors de contrôle.
Notes
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Bureau intégré des Nations unies en Haïti, Quarterly report on the human rights situation in Haiti, octobre-décembre 2024. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid. ↩
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Réseau National de Défense des Droits Humains, Massacres à Wharf Jérémie, Kenscoff et à Chateaublond, 28 février 2025. ↩
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Observatoire de la violence et de la résilience en Haïti, L’expansion des gangs et la pression sur les stratégies de sécurité publique, Bulletin de risque, Numéro 2, GI-TOC, novembre 2024. ↩
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Réseau National de Défense des Droits Humains, Massacres à Wharf Jérémie, Kenscoff et à Chateaublond, 28 février 2025. ↩
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Pour plus de publications sur l’extorsion et le chantage à la protection en Haïti, voir Observatoire Haïti. ↩
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Observatoire de la violence et de la résilience en Haïti, Bulletin de risque, Numéro 2, GI-TOC, novembre 2024. ↩
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Observatoire de la violence et de la résilience en Haïti, Dernière chance ? Sortir de l’impasse politique et criminelle en Haïti, GI-TOC, janvier 2025. ↩
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Onès Joseph, Haiti’s Artibonite announces new security measures after new gang attack in Dessalines left 3 dead, multiple injuries and homes set ablaze, The Haitian Times, 29 novembre 2024. ↩
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Observatoire de la violence et de la résilience en Haïti, Dernière chance ? Sortir de l’impasse politique et criminelle en Haïti, GI-TOC, janvier 2025. ↩
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Evens Sanon, Gangs attack a neighborhood in Haiti that’s home to the country’s elite, Associated Press, 4 février 2025. ↩
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Réseau National de Défense des Droits Humains, Massacres à Wharf Jérémie, Kenscoff et à Chateaublond, 28 février 2025. ↩
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HaitiLibre, Haiti – FLASH: Kenscoff attacked, attackers repelled, 28 janvier 2025. ↩
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Juhakenson Blaise, Police target 16 ‘dangerous’ high profile figures with gang ties, including ex-lawmakers accused of destabilizing regions of Haiti, The Haitian Times, 19 février 2025. ↩
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Evens Sanon, Gangs attack a neighborhood in Haiti that’s home to the country’s elite, Associated Press, 4 février 2025. ↩