Une extorsion politique? Le blocus de Boni par le JNIM au Mali.

En juin 2024, des combattants du sous-groupe de Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimin (JNIM), Katiba Serma, ont redoublé d’efforts pour isoler la ville de Boni, dans la région de Mopti, dans le centre du Mali.1 C’est la dernière itération du blocus imposé par le groupe djihadiste de manière intermittente, pendant plus de neuf mois, sur la route nationale (RN) 16.2 Les blocus font partie intégrante des outils du JNIM dans ses zones d’influence au Mali, mais aussi au Burkina Faso voisin.

Jusqu’au mois de juin, des habitants de Boni avaient réussi à négocier des entrées et sorties ponctuelles de la ville, mais leur liberté de mouvement était imprévisible et extrêmement restreinte, avec des conséquences négatives profondes pour l’économie locale. Cependant, le 25 mai, le JNIM a annoncé un renforcement prochain du blocus. Le groupe a envoyé des messagers dans la ville pour prévenir les habitants qu’ils soupçonnaient certains d’entre eux de collaborer avec les forces de sécurité.3

Ces soupçons sont nés du fait que l’armée malienne a récemment établi une base à Boni, abritant le groupe russe « Africa Corps » aux côtés de ses propres soldats.4 D’après un travailleur humanitaire, les dirigeants du JNIM ont acquis la conviction qu’une collaboration entre des civils et des soldats du camp expliquait la perte de plusieurs chefs locaux dans des attaques surprises.5

Quelques jours après avoir délivré son message, le JNIM a concrétisé ses menaces. Des informations ont été rapportées selon lesquelles le groupe a dépouillé des passagers de bus et voitures de tout leur argent ainsi que de leurs biens alors qu’ils tentaient d’entrer dans Boni. Un travailleur humanitaire a également affirmé que le JNIM avait saisi des véhicules de civils tentant de rentrer dans la ville.6 Un chercheur universitaire de la région a confirmé que les extorsions locales avaient augmenté significativement depuis le mois de mai.7

Les conducteurs de camion ont aussi été sérieusement affectés par ces développements. Le 18 juin, quatre camions ont été incendiés par le JNIM sur la RN 16, près de Boni.8 Certains civils se rendraient encore dans les bases du JNIM, dans la brousse près de Boni, pour négocier des déplacements, y compris dans la ville. Toutefois, cela garantit difficilement une quelconque protection de leur part puisque de tels déplacements risquent d’attirer les soupçons de l’armée.9

Incidents violents contre des civils sur la route nationale dans la région malienne de Mopti, août 2023-août 2024.

Figure 1 Incidents violents contre des civils sur la route nationale dans la région malienne de Mopti, août 2023-août 2024.

Source: Basée sur les données de l’ACLED

Le JNIM essaye généralement de se différencier de son rival djihadiste local, la province du Sahel de l’État islamique (IS Sahel), en traitant mieux les civils. Il exerce aussi habituellement un très haut niveau de contrôle sur ses combattants pour les empêcher d’extorquer les civils. La violence exercée par le JNIM sur ces derniers est essentiellement ciblée et répond à des objectifs politiques bien déterminés.10 Toutefois, ces actes d’extorsion et les attaques apparemment indiscriminées contre des usagers de la route et conducteurs de camion près de Boni, ne doivent pas être interprétés comme l’adoption générale d’une stratégie plus criminelle et prédatrice par le JNIM.

Les routes en tant qu’espaces privilégiés de ciblage des civils

Cela ne veut pas dire que le JNIM n’a pas besoin d’argent ni qu’il n’est jamais tenté par la criminalité. En effet, les cellules du JNIM à Mopti seraient à court d’argent, en partie à cause de l’intensification de la surveillance aérienne sur la forêt de Serma, qui a limité leur capacité de voler le bétail de ces communautés, considérées comme des cibles acceptables.11

Toutefois, la saisie des biens des rares usagers de la route qui tentent d’entrer dans Boni ne constitue pas une stratégie sérieuse de génération de revenus. Le JNIM n’essaie pas non plus de revendre les camions saisis. Au contraire, il les brûle après s’être emparé des cargaisons.

La saisie et l’incendie de camions, ainsi que la violence brutale et aveugle exercée contre les usagers de la route, ont été perpétrés par le JNIM dans d’autres régions. Si les objectifs du blocus de Boni sont locaux, et visent à obtenir l’obéissance des habitants, le JNIM tend à exercer un degré de violence plus fort et des comportements injustes envers les personnes en déplacement, notamment les usagers de la route passant dans les zones que le groupe essaie de contrôler. La violence et les pillages à Boni reflètent non seulement les objectifs locaux du JNIM, mais aussi le défi que représentent pour le JNIM les routes en tant qu’espaces mobiles, plutôt qu’une évolution du groupe vers une plus grande criminalité. Une tendance similaire peut être observée dans l’histoire de la violence du JNIM sur les routes au Burkina Faso.

La circulation sur les grandes routes du Burkina Faso, notamment dans le Nord-Est, a presque été complètement arrêtée en 2022, entraînant des pénuries locales de marchandises. Cela était en grande partie dû au fait que le JNIM attaquait régulièrement les transports de passagers et les camions. Les camions étaient arrêtés par des hommes armés sur la route et les conducteurs contraints d’obéir aux combattants et de conduire dans la brousse jusqu’à un endroit isolé.12 Les marchandises du camion étaient alors saisies, puis le camion était généralement abandonné ou incendié.13 Bien que les conducteurs soient généralement relâchés, le traumatisme de cette épreuve et la perte de leur camion signifiaient pour la plupart la privation de leurs moyens de subsistance.14

L’armée a essayé d’escorter de grands convois de camions pour que les marchandises continuent de circuler, mais ceux-ci sont devenus les cibles des pires attaques de masse. En septembre 2022 par exemple, 11 soldats et plus de 50 civils ont été tués dans une embuscade du JNIM contre un convoi qui s’approchait de la ville de Djibo sous blocus.15

Les bénéfices de ces attaques du JNIM sur les routes sont doubles. En s’en prenant aux convois nommément protégés par l’État, le groupe envoie le message clair que celui-ci n’est pas en mesure de protéger les civils. Une quelconque association avec l’État vient ainsi à être considérée comme une source de danger. Le deuxième avantage d’une limitation importante de la circulation sur les routes est que cela aide le groupe à renforcer son contrôle sur les territoires déjà conquis.

Une forme défensive de comportement offensif

Un objectif important pour le JNIM du recours à la violence est d’empêcher l’infiltration dans les zones sous son contrôle d’individus liés à l’État. Une paranoïa autour des espions travaillant pour le compte de l’État, et qui partageraient des informations avec les forces de sécurité, est un facteur important pour expliquer certains comportements du JNIM, comme son large recours aux enlèvements.16

Pour le JNIM, la violence sur les routes est enfin une stratégie défensive impliquant une violence offensive. Toutefois, cette forme d’attitude défensive mine de façon substantielle la légitimité populaire locale que le JNIM avait voulu construire au Sahel, et qui reposait plutôt sur l’offre d’incitations économiques. Le JNIM peut toujours faire valoir que les civils seront plus libres de chercher en paix des opportunités économiques locales sous leur contrôle. C’est particulièrement efficace dans les lieux où la majorité des opportunités économiques ont une dimension illicite, comme la contrebande, l’exploitation artisanale de l’or, ou le pâturage du bétail dans des zones protégées.

Toutefois, dans le cadre du blocus de Boni, le JNIM semble peu perturbé par les dommages collatéraux sur les moyens de subsistance des communautés locales. Il est difficile de mesurer l’ampleur de l’impact sur les personnes touchées. A Boni, certains produits se vendent à 10 fois leur prix d’avant le blocus (voir Figure 2).17

Les habitants de la ville soulignent cependant que le principal problème est la pénurie extrême plutôt que l’augmentation des prix. La farine, par exemple, n’est plus disponible depuis le mois d’avril 2024. Les habitants se contentent des fruits et des herbes, ainsi que des réserves de viande, mais la situation humanitaire est grave. Une habitante a même rapporté avoir été empêchée par des combattants du JNIM de récolter des herbes.

Le 7 août, je suis sortie de la ville pour chercher de l’ « oulo », une herbe qui pousse beaucoup dans la région et est consommée en période de famine… une unité de trois motos des djihadistes est arrivée et ils m’ont demandé de laisser ce que j’avais récolté… Leur chef m’a dit qu’ils allaient continuer le siège de Boni jusqu’à ce que la population s’en remette à Dieu.18

Article Prix avant le blocus (Franc CFA) Prix pendant le blocus – d’environ juin à septembre 2024
(si disponible) (Franc CFA)
Huile de cuisson (1 litre) 900 (1.40€) 3 000 (4.50€)
Viande grillée (0.5 kg) 500 (0.75€) 1 000 (1.50€)
Carburant (1 litre) 600–800, selon la saison (0.90–1.20€) 2 500 (€3.80)
Farine (1 kg) 300 (0.45€) 3 500 (5.30€)
Sucre (1 kg) 450 (0.70€) 1 000 (1.50€)

Figure 2 Comparaison des prix des produits de base à Boni, avant le blocus et en août 2024.

Source : Entretiens téléphoniques avec des résidents de Boni, août 2024.

Dernièrement, le JNIM a calculé que les coûts du blocus de Boni étaient dépassés par les risques de collusion de résidents avec le personnel de la nouvelle base militaire. En d’autres termes, l’objectif de construction de la légitimité du groupe a été suspendu jusqu’à ce que la perception du risque par les dirigeants diminue à un niveau considéré comme proportionnel à la levée du blocus. Si le JNIM est généralement davantage enclin à employer la violence contre les populations mobiles et en transit, il est aussi prêt à utiliser la coercition extrême contre celles qu’il espère un jour rallier à sa cause, ou même contre celles dans lesquelles il avait déjà beaucoup investi.

En Afrique de l’Ouest notamment, la mobilité physique d’une personne (c’est à dire son accès à des transports de qualité et fiables) est étroitement liée à sa mobilité sociale, au point que les personnes disposant de peu de possibilités de transport sont désavantagées économiquement dès la naissance.18 Dans ce contexte, la stratégie du JNIM à Boni est considérée comme un extrême temporaire, qui vise à compenser l’intensification de la pression militaire.

Conclusion

Le blocus en cours de Boni par le JNIM nous aide à comprendre pourquoi les groupes armés ont tendance à évoluer vers des comportements prédateurs relativement importants sur les routes, même quand de tels comportements endommagent la légitimité qu’ils tentent de bâtir sur le long terme. Dans ce cas, la violence et les pillages visent à contraindre les résidents à se conformer à leurs ordres, mais aussi à décourager toute circulation éventuelle sur les routes qui pourrait représenter une menace. La légitimité locale du JNIM à Boni sera profondément affectée, mais ces dégâts sont considérés par le groupe comme temporaires. Selon l’expérience du groupe au Burkina Faso, les populations circulant sur les routes sont perçues comme une menace plus persistante, et elles resteront en danger jusqu’à ce que le groupe soit absolument assuré de leur contrôle.

Dans les zones touchées par les conflits, le danger sur les routes (et ses conséquences économiques) représente l’une des formes les plus aiguës de l’instabilité vécue par de nombreux civils. Cette situation n’est pas propre au Sahel, mais est une conséquence de l’activité des groupes armés dans le monde, y compris dans d’autres régions d’Afrique de l’Ouest.19 Par conséquent, les routes sont des lieux critiques - et opportuns – pour des interventions positives de l’État. Les efforts étatiques pour garantir la mobilité pourraient avoir des bénéfices économiques profonds et permettre de lutter contre la rhétorique des groupes armés sur la façon dont l’État restreint les libertés. Mais pour qu’une telle mesure fonctionne, il est essentiel que les agents de l’État n’extorquent pas eux-mêmes les citoyens vulnérables en déplacement.

Notes

  1. David Baché, Mali: Les jihadistes punissent les habitants de Boni, RFI, 2 juin 2022. 

  2. La circulation a été régulièrement perturbée entre Douentza et Hombori. Mali Tribune, Boni sous blocus: Les populations réfugiées à Douentza, Maliweb.Net, 8 juin 2024. 

  3. David Baché, Mali: Les jihadistes punissent les habitants de Boni, RFI, 2 juin 2022. 

  4. L’Africa Corps est une organisation créée par le ministère russe de la défense pour remplacer les opérations africaines du groupe Wagner. Ce groupe était une organisation mercenaire affiliée au Kremlin, active sur le théâtre ukrainien, en Afrique et au Moyen-Orient, jusqu’à ce que son chef Yevgeny Prigozhin se mutine contre le président Vladimir Poutine en juin 2023, et soit tué plus tard dans un accident d’avion. 

  5. Entretien téléphonique avec un travailleur humanitaire basé dans le centre du Mali, 22 juillet 2024. 

  6. Ibid. 

  7. Entretien téléphonique avec un chercheur universitaire et expert du centre du Mali, de la région de Mopti, 22 juillet 2024. 

  8. Échange de messages avec un conseiller en accès humanitaire, Mopti, 29 juillet 2024. 

  9. Entretien téléphonique avec un travailleur humanitaire basé dans le centre du Mali, 22 juillet 2024.

    Ibid. 

  10. Heni Nsaibia, Flore Berger et Eleanor Beevor, Non-state armed groups and illicit economies in West Africa: JNIM, GI-TOC et ACLED, 18 octobre 2023. 

  11. Entretien téléphonique avec un travailleur humanitaire basé dans le centre du Mali, 22 juillet 2024. Sur le caractère ciblé des vols de bétail perpétrés par le JNIM, voir : Flore Berger, Locked horns: Cattle rustling and Mali’s war economy, GI-TOC, mars 2023. 

  12. Eleanor Beevor, Car thieves of the Sahel: Dynamics of the stolen vehicle trade, GI-TOC, juin 2023. 

  13. Ibid. 

  14. Ibid. 

  15. Flore Berger, The silent threat: Kidnappings in Burkina Faso, GI-TOC, mars 2023. 

  16. Entretien téléphonique avec un résident de Boni, 19 Août 2024. 

  17. Ibid. 

  18. Daniel Agbiboa, Mobility, Mobilization and Counter/Insurgency: The Routes of Terror in an African Context, University of Michigan Press, 2022.  2

  19. Le Nigéria par exemple est sévèrement touché par la violence des groupes armés sur les routes. Selon l’ACLED, 178 incidents de violence contre des civils sur les routes ont été perpétrés par des groupes armés entre août 2023 et août 2024. Pour plus d’informations, voir Daniel Agbiboa, Mobility, mobilization and counter insurgency: The routes of terror in an African context, University of Michigan Press, 2022.