L’IS Sahel: consolider le territoire et relancer les économies.
Depuis 2023, l’approche de la province du Sahel de l’État islamique (IS Sahel), une organisation extrémiste violente affiliée à l’État islamique, est passée d’un niveau élevé de violence aveugle contre les civils à la construction d’un soutien communautaire dans les zones où elle a consolidé son influence. Elle a également commencé activement à relancer les économies locales (y compris les activités illicites) qui avaient été fortement affectées précédemment par son usage indiscriminé de la violence.
Après près de 10 ans d’insurrection au Sahel, le groupe a enregistré des gains territoriaux importants ces deux dernières années. Selon le panel d’experts de l’ONU sur le Mali, de janvier à août 2023 seulement, il a doublé la région sous son contrôle dans le pays.1 Depuis mi-2022, l’IS Sahel a également commencé à agir au-delà du Sahel, et notamment dans le nord-est du Bénin.2
Certaines des avancées les plus importantes du groupe ont eu lieu dans la région de Ménaka, dans le nord-est du Mali, qu’il contrôle presque totalement, à l’exception de la ville même de Ménaka. L’IS Sahel contrôle cependant toutes les routes menant à la ville et en partant, ce qui lui permet de surveiller la circulation des biens et des personnes. La mainmise du groupe sur la région de Ménaka représente la première occurrence de son influence incontestée sur de vastes étendues de territoire.3
L’évolution du comportement de l’IS Sahel – qui diminue son usage indiscriminé de la violence pour se positionner comme un pourvoyeur d’opportunités économiques – a été particulièrement prononcée à Ménaka. Cette évolution stratégique devrait probablement permettre au groupe de gagner un certain degré de légitimité locale, et lui permettre d’exploiter et de bénéficier d’opportunités économiques annexes, qu’elles soient licites ou illicites.
Le contrôle territorial permet une réduction de la violence.
Créé en mai 2015, IS Sahel a été territorialement vaincu à la fin de l’année 2021 grâce à une pression militaire venant de deux fronts très différents : l’opération française de contre-insurrection Barkhane et la concurrence du Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) affilié à al-Qaeda.
Cependant, la filiale de l’État islamique a réalisé un retour remarqué dans la région de Ménaka en 2022, profitant du retrait de l’armée française cette année-là. La dépendance de l’IS Sahel à un usage important de violence indiscriminée au début de sa résurgence territoriale - ainsi que le recours au pillage, à l’extorsion, à la zakat4 et au vol de bétail – ont entraîné des déplacements importants. Ces déplacements de masse ont vidé des régions, et laissé d’autres peuplées uniquement d’habitants ayant collaboré avec le groupe et ne représentant pas une menace. Ces dernières régions sont devenues des espaces de soumission, réduisant la nécessité du groupe de recourir à des niveaux élevés de violence et ouvrant la voie à une stratégie locale plus nuancée.
Depuis début 2023, l’IS Sahel a ainsi réduit son recours à la violence. Le nombre de victimes civiles dans la région de Ménaka au cours des sept premiers mois de l’année 2024 a été huit fois inférieur à celui de la même période en 2022 (66 et 525 victimes respectivement).5 Seuls trois cas de vols de bétail ont été enregistrés au cours des sept premiers mois de l’année 2024, ce qui représente une baisse drastique par rapport aux milliers de têtes de bétail volées en 2022.6
Le niveau mais aussi la nature de la violence utilisée par le groupe a changé. L’IS Sahel a fait un usage largement plus discriminé de la violence, bien que certaines attaques, à priori aléatoires sur des villages, et des vols de troupeaux aient persisté. Le recours à la violence est désormais motivé par deux objectifs clairs : la punition des « traîtres » et l’exercice d’un contrôle sur les biens transitant par son territoire. La violence cible donc les communautés perçues par l’IS Sahel comme alliées des groupes pro-gouvernementaux, notamment la communauté Daoussahak. En même temps, le contrôle territorial est consolidé par l’arrestation des conducteurs de véhicules et la saisie (ou l’incendie) des biens dont l’IS Sahel n’a pas autorisé le passage (ou qu’il n’a pas taxés).
Cette corrélation entre un contrôle territorial de moins en moins contesté et une réduction de la violence est en adéquation avec les schémas plus généraux suivis par les analystes qui surveillent l’activité du groupe armé.7 La comparaison du comportement de l’IS Sahel par rapport aux civils à Ménaka et Gao – une région voisine à l’est de Ménaka – est particulièrement révélatrice. Dans la région de Gao, l’IS Sahel a étendu son influence de manière significative ces deux dernières années, y compris dans le district d’Ansongo, et le long de routes stratégiques, dont celle reliant Gao à Niamey, la capitale du Niger voisin. Toutefois, l’IS Sahel doit faire face à la concurrence du JNIM, des milices pro-gouvernementales, et des forces armées maliennes et de leurs partenaires russes du groupe Wagner (désormais rebaptisé « Africa Corps »).
Au cours des sept premiers mois de 2024, le nombre d’incidents violents perpétrés par l’IS Sahel contre des civils dans la région de Gao était près de 10 fois supérieur (65 incidents au total) à celui dans la région de Ménaka (7 incidents), malgré une présence de l’IS Sahel beaucoup plus étendue géographiquement dans la région de Ménaka.8 Le changement de comportement de l’IS Sahel à Ménaka apparaît donc comme le résultat du contrôle renforcé qu’il a établi dans la région.9
La relance économique renforce le contrôle du territoire.
Depuis début 2023, l’IS Sahel a commencé à participer à l’activité économique conventionnelle dans la région de Ménaka, pour deux raisons. Premièrement, le groupe avait besoin de relancer les chaines d’approvisionnement et l’économie locale, qui s’étaient écroulées après son offensive de 2022, pour reconstituer ses propres ressources. Deuxièmement, il a reconnu que le contrôle territorial serait mieux assuré sur le long terme en encourageant des relations positives avec les communautés locales.
En se présentant comme un pourvoyeur de revenus, et en s’engageant activement dans les économies stratégiques locales (notamment l’extraction d’or et la contrebande de marchandises), le groupe a cherché à redorer son blason en matière de gouvernance.
Photo: Wassim Nassr/ X
Pour encourager les communautés à revenir, l’IS Sahel a fait des efforts pour gagner leur confiance. Entre mars et juillet 2023, il a distribué des brochures, prêché dans les mosquées et utilisé des plateformes comme WhatsApp et Al-Naba pour partager ses méthodes et valeurs.10 En promettant de les protéger, l’IS Sahel a invité les communautés déplacées à se réinstaller dans ses territoires - une promesse rendue plus crédible par l’élimination des résistances locales.
Bien qu’hésitantes au début, des communautés sont progressivement revenues. Le bétail étant vital pour survivre dans les zones rurales, l’IS Sahel a rendu les animaux qu’il avait volés, y compris aux communautés localisées au nord-est de Ménaka, en mai 2023.11 Le groupe a aussi investi dans la reconstruction des infrastructures, dont des maisons et des points d’eau.12
De plus, la police des mœurs du groupe, connue sous le nom de « Hisba », a lancé des campagnes contre le crime, arrêtant des criminels et bandits non-affiliés. Dans une affaire de juillet 2023 à Anderamboukane, des membres de l’IS Sahel ont amputé les mains et les pieds de deux jeunes dans un marché pour avoir extorqué des taxes au nom du groupe.13
Le contrôle territorial stimule les revenus
L’IS Sahel cherche également à relancer les connexions économiques et les routes d’approvisionnement entre le Mali et le Niger, avec des liens s’étendant jusqu’au Nigéria. Le groupe a collaboré avec des commerçants, leur fournissant des véhicules et les mandatant pour approvisionner les marchés en plein air, centres économiques des zones rurales du nord-est du Mali. Des marchés à Tabankort, Tamalat, Indelimane, Fafa et Anderamboukane ont ainsi reçu des marchandises - comprenant du carburant, des motos, de la nourriture et des médicaments - principalement passées en contrebande à travers les frontières.14
La dépendance aux marchandises provenant du Niger et de l’Algérie s’est accrue après que Gao et Ménaka ont été coupées du sud du Mali à cause du blocus du JNIM, commencé en juin 2023 à Boni, sur la route nationale reliant Mopti à Gao. Ces efforts ont non seulement assuré l’accès du groupe à des marchandises essentielles mais aussi renforcé son rôle de facilitateur économique pour les commerçants et les communautés sous son contrôle.
Les commerçants qui ne sont pas directement associés à l’IS Sahel, comme ceux présentés ci-dessus, doivent payer le groupe pour accéder aux territoires (et emprunter les routes) sous son contrôle. Un commerçant qui transporte des marchandises sur la route Gao-Niamey a affirmé à GI-TOC : « Aucun camion de marchandises ou bus ne peut passer par cette route sans l’accord préalable de l’IS Sahel qui, dans cette zone, est sous l’autorité de Moussa Moumouni ».15
Les compagnies régionales de bus opérant entre Niamey et Gao – un itinéraire très emprunté par les migrants ouest-africains allant travailler dans les mines d’or artisanales dans les régions de Gao et Kidal, ou au-delà - ont confirmé ces arrangements mais n’ont pas souhaité donner plus de détails16. Des sources ont révélé que ces compagnies de bus payaient en général une redevance mensuelle d’environ 500 000 francs CFA, soit 762 €, ou une redevance trimestrielle de 1,2 million de francs CFA (1 829 €) pour emprunter cette route.17 L’existence d’autres taxes pour les camions transportant des marchandises a été rapportée, mais cette information n’a pas pu être vérifiée de façon indépendante par la GI-TOC.
L’IS Sahel a renforcé son influence sur les mines d’or artisanales dans les régions de Ménaka et de Gao, près de Talataye (au nord-est de la ville de Gao) et dans le district d’Ansongo (sud de Gao). Le groupe a aussi le contrôle d’un site de manganèse à Tassiga depuis fin 2022.18 L’IS Sahel n’exploite pas la mine directement, et ne réglemente pas non plus beaucoup les activités environnantes (contrairement à d’autres groupes armés). Toutefois, il contrôle les routes et les accès aux mines, impose des taxes aux mineurs en échange de sa protection, et interdit les armes sur les sites.19
Si, à ce jour, le changement de comportement de l’IS Sahel semble étroitement lié au degré de contrôle qu’il exerce sur le territoire, certains éléments indiquent que le groupe met en œuvre des approches différentes dans les zones plus contestées. Un bon exemple est le nord du Bénin, où il semble construire des relations avec les communautés et se présenter comme un pourvoyeur d’opportunités économiques.
Pour le moment, les preuves de l’engagement de l’IS Sahel dans les activités économiques au Bénin se concentrent sur le département d’Alibori et restent très anecdotiques. Le groupe achèterait des petits bateaux (pirogues) pour les commerçants qui font de la contrebande de marchandises vers le Niger, via le fleuve Niger, et financerait le crédit téléphonique de ces commerçants.20 De plus, l’IS Sahel taxe les communautés pour entrer dans le parc national du W du Bénin et collecte la zakat.21 Aucune taxation de marchandises illicites ou de contrebande n’a été identifiée au Bénin.22
Le département d’Alibori au Bénin semble donc en passe de devenir une zone prioritaire pour les opérations de l’IS Sahel. L’implication du groupe est en partie motivée par la volonté de se présenter comme une alternative crédible au JNIM,23 et par les opportunités qu’offre le parc national du W en tant que repaire pour lancer des attaques. D’autres raisons incluent le fait de se positionner comme un pourvoyeur de moyens de subsistance pour les communautés et l’opportunité de s’assurer de nouvelles sources de revenus et ressources.24
Enfin, Alibori pourrait servir de tremplin à l’IS Sahel pour se lier à une autre branche de l’État islamique, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP), étant donné que ce département est frontalier du Nigéria, où l’ISWAP est basé. Cette connexion potentielle crée un risque évident de résurgence régionale de l’activité djihadiste.25
Conclusion: la conquête des cœurs et des esprits au Bénin?
Tirant parti du vide sécuritaire généré par le retrait militaire de la France du Mali, l’IS Sahel semble avoir tiré des leçons précieuses d’une décennie très mitigée dans la région. Au cours de l’année dernière, il a opéré un changement de cap important dans ses relations avec les principales communautés et dans son approche de la génération de revenus.
Alors que le groupe djihadiste tourne toujours plus son attention vers le Bénin, un élément important à surveiller est dans quelle mesure il appliquera la feuille de route assouplie employée avec succès au Mali. Il sera particulièrement intéressant de voir jusqu’où l’IS Sahel va chercher à construire sa légitimité auprès des communautés dans les zones où son contrôle territorial n’est pas encore consolidé. Si l’expansion territoriale continue du groupe s’accompagne d’une nouvelle réduction de son recours à la violence au profit de la construction de relations apaisées, cela indiquerait un changement de stratégie à moyen ou long terme, qui faciliterait probablement sa pérennité dans la région.
Notes
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Conseil de sécurité des Nations unies, Final report of the Panel of Experts on Mali, août 2023. ↩
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Clingendael, Conflict in the Penta-Border area: Explaining ISGS activity in Benin, décembre 2022. ↩
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Il n’y a pas d’autres groupes armés présentant une menace pour l’IS Sahel et les opérations des forces armées contre le groupe sont rares. ↩
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La zakat, lorsqu’elle est appliquée légitimement, est une aumône exigée des musulmans pour financer l’aide aux pauvres. ↩
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Armed Conflict Location and Event Data (Projet de données sur les lieux et les événements des conflits armés, ACLED) ↩
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ACLED, Gang violence: Concepts, benchmarks and coding rules février 2023; Héni Nsaibia, Insecurity in southwestern Burkina Faso in the context of an expanding insurgency, ACLED, 17 janvier 2019; ACLED & GI-TOC, Non-state armed groups and illicit economies in West Africa: JNIM, 18 octobre 2023; Vanda Felbab-Brown, Harold Trinkunas et Shadi Hamid, Local Orders in an Age of International Disorder, Militants, Criminals and Warlords, Taylor & Francis, 2017. ↩
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Selon des données de l’ACLED. ↩
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Royal United Services Institute, Protecting civilians as strategy: Supporting a conflict sensitive response to the strategic challenge of ‘jihadist’ armed groups in the wider Sahel, juin 2024; Dans le nord-est du Mali, l’État islamique en voie de normalisation, Afrique XXI, 13 novembre 2023. ↩
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Voir par exemple la brochure « This is our dogma and this is our method », partagée par Wassim Nassr sur X. ↩
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Dans le nord-est du Mali, l’État islamique en voie de normalisation, Afrique XXI, 13 novembre 2023. ↩
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Ibid. Des points d’eau ont été réhabilités à Tajalalt, Tabankort, Inchinane, Tamalat et Aghazraghan. ↩
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Selon des données de l’ACLED. ↩
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Entretien avec un homme d’affaires, région de Ménaka, juillet 2024. ↩
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Entretien avec un transporteur à Gao, mars 2023. Information confirmée à distance en juillet 2024. ↩
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Entretien de terrain avec des représentants de deux compagnies de transport (anonymes pour des raisons de sécurité), mars 2023. Information confirmée à distance en juillet 2024. ↩
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Entretien de terrain avec plusieurs transporteurs opérant sur la route Niamey-Gao, mars 2023. Information confirmée à distance en juillet 2024. ↩
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Conseil de sécurité des Nations unies, Final report of the Panel of Experts on Mali, août 2023. ↩
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Entretien de terrain avec des mineurs d’or, Gao, juillet 2024. ↩
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Entretien avec un expert, nord du Bénin, juillet 2024. ↩
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Jusqu’en 2023, l’IS Sahel réquisitionnait un bovin sur 10 ; puis deux sur 10 en 2024. Entretiens à distance avec des bergers, Alibori, juillet 2024. ↩
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Eleanor Beevor et al, Reserve assets: Armed groups and conflict economies in the national parks of Burkina Faso, Niger and Benin, GI-TOC, mai 2023. ↩
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Clingendael, Conflict in the Penta-Border area: Explaining ISGS activity in Benin, décembre 2022. ↩
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Eleanor Beevor et al, Reserve assets: Armed groups and conflict economies in the national parks of Burkina Faso, Niger and Benin, GI-TOC, mai 2023. ↩
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Clingendael, Dangerous liaisons: Exploring the risk of violent extremism along the border between northern Benin and Nigeria, juin 2024. ↩