Les homicides chutent, mais la pression des gangs continue d’augmenter.
L’état actuel de la violence en Haïti, et plus largement dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, révèle deux vérités. Si les statistiques nationales montrent une diminution de 45% des homicides d’avril à juin par rapport au trimestre précédent,1 cela ne s’est pas traduit par une amélioration des conditions de vie ou une stabilité de long terme pour l’ensemble de la population haïtienne, ni même pour la capitale.
À Port-au-Prince, deux réalités territoriales et sociales coexistent presque parallèlement. La zone métropolitaine est divisée en deux, entre ceux vivant directement sous le contrôle des gangs et le reste de la population. En termes qualitatifs, les gangs continuent d’exercer une pression immense sur les populations vivant sous leur contrôle, une dynamique illustrée notamment par l’explosion du nombre de viols et des violences basées sur le genre (VBG), ainsi que des déplacements de population.
Néanmoins, le contrôle social exercé par les gangs sur les populations et territoires ne peut être uniquement mesuré par le taux d’homicides ou le nombre d’attaques. Les groupes criminels peuvent maintenir l’ordre, et dans une certaine mesure le calme, dans les territoires qu’ils contrôlent, réduisant de la sorte le nombre d’attaques meurtrières, en même temps que les effets systémiques de leur domination persistent ou même s’étendent. Ainsi, si le déclin des homicides est encourageant, il y a plusieurs dynamiques qui nécessitent d’être étudiées pour mieux appréhender la crise dans son ensemble.
Premièrement, la baisse des homicides au deuxième trimestre est liée à l’absence de violence inter-gangs depuis la reconstitution en février 2024 de Viv Ansanm (Vivre ensemble, en créole haïtien), une coalition de gangs qui vise à présenter un front criminel unifié. Contrairement à la situation antérieure, où les gangs opéraient de manière conflictuelle, Viv Ansanm réunit les gangs autour d’un programme commun. Depuis sa renaissance, la coalition a renforcé la capacité des gangs à collaborer et à s’institutionnaliser.2
Malgré les tensions et confrontations rapportées entre certains groupes, notamment en septembre, la fin des affrontements a permis aux gangs de réorienter leurs objectifs stratégiques, d’améliorer la gestion de leurs membres et de leurs ressources – en particulier les armes et munitions – et d’exercer un contrôle plus large et coordonné sur des zones plus étendues. La renaissance de Viv Ansanm a entrainé une approche plus unifiée de la gouvernance criminelle.
Deuxièmement, le nombre de confrontations directes entre les membres des gangs et la police haïtienne a également diminué. Selon la dynamique du chat et de la souris qui caractérise ces affrontements, on peut considérer qu’il s’agit d’une décision tactique des gangs. En réduisant le nombre d’attaques directes contre les forces de l’ordre, les gangs peuvent diminuer la menace immédiate des opérations de représailles, qui peuvent déstabiliser leur contrôle sur les territoires qu’ils dominent. Cela leur permet de se concentrer sur la consolidation de leur pouvoir à l’intérieur de ces zones sans trop attirer l’attention des acteurs nationaux et internationaux.
Troisièmement, le contrôle territorial renforcé de Viv Ansanm a permis aux gangs de développer leurs capacités d’extorsion et d’imposer des régimes de racket contre protection, ancrant toujours plus ces groupes dans les structures socio-économiques et politiques du pays. De plus, l’installation de longue durée des checkpoints, mais aussi l’imposition de règles organisant les déplacements de la population, montre la capacité des gangs d’affirmer leur autorité sur la vie quotidienne. Ce système s’intègre à un effort plus large de territorialisation, où la violence est employée pour maintenir l’ordre et construire la souveraineté.
De plus, un changement dans les schémas de violence s’est opéré dans plusieurs zones contrôlées par les gangs. Si les problématiques sous-jacentes perpétuant l’instabilité et la domination des groupes criminels demeurent non résolues, des trêves ont été négociées ces derniers mois. Le 25 juillet 2024, un cessez-le-feu a été conclu entre des gangs rivaux dans les quartiers de Brooklyn, Belekou et Boston, dans la commune de Cité Soleil, à Port-au-Prince.3 La trêve de juillet a marqué un arrêt temporaire des hostilités et légèrement amélioré les conditions de vie des habitants.4
L’accord a principalement entrainé la destruction, par les gangs eux-mêmes, de barrages routiers, de murs (appelés VAR, en créole haïtien) et de checkpoints, ainsi qu’un effort public et privé pour la collecte des déchets et le nettoyage des quartiers, offrant aux habitants une plus grande liberté de mouvement. Le quartier isolé de Brooklyn a notamment retrouvé un accès plus aisé à l’eau et à la nourriture. Avant la levée des barrages routiers, les habitants ne pouvaient pas sortir et étaient forcés de faire appel aux habitants des quartiers voisins pour leur apporter des provisions, au prix de grands risques personnels.
Toutefois, la situation à Cité Soleil reste précaire. De précédentes trêves, dont une en juillet 2023,5 ont été rompues peu de temps après avoir été conclues. Malgré un calme relatif, la zone fait toujours face à de nombreux défis, dont la présence de gangs actifs et des conditions de vie difficiles au lendemain de vastes destructions – certains lieux ressemblant toujours à des zones de guerre. Dans un entretien en septembre dernier, un habitant de Cité Soleil a rapporté que la zone était restée relativement calme depuis la trêve de juillet, mais que la population souffrait toujours d’un manque d’accès à l’aide humanitaire et aux ressources, telles que l’eau potable et la nourriture qui ne peuvent être trouvées qu’en dehors de la communauté. Un coordinateur d’organisation non-gouvernementale haïtienne a qualifié la situation actuelle de « paix néfaste », soulignant que la violence directe avait diminué mais que les causes sous-jacentes du conflit, en l’absence d’un processus de réconciliation et de justice, n’étaient pas résolues.6
De fait, de violents affrontements ont éclaté le 12 septembre entre les groupes Simon Pelé et Boston. Dans le cadre de la fin d’un tournoi de football, et dans des conditions qui restent floues, des hommes armés ont ouvert le feu.7 La fusillade et les exécutions sommaires auraient fait des dizaines de morts, sans qu’aucun bilan officiel n’ait été rendu public. Des entretiens menés avec des habitants mentionnent par ailleurs la traque de résidents dans les heures qui ont suivi les affrontements, ainsi que des personnes déplacées.
Source: José Luengo-Cabrera, avec des données de l’ACLED.
Source: José Luengo-Cabrera, avec des données de la Banque mondiale.
Ces violences montrent la fragilité de la situation et la capacité des gangs à recourir de nouveau, à tout moment, à des pratiques d’extrême violence. Le système de contrôle social imposé par les gangs n’est pas arbitraire, il fait partie d’une stratégie plus large de territorialisation, où la violence est utilisée pour imposer l’ordre et la discipline. La violence est aussi employée comme un moyen de dissuasion, créant une atmosphère de peur et d’imprévisibilité. Les démonstrations publiques de violence, comme les massacres et les mutilations des corps, sont particulièrement efficaces pour renforcer le contrôle social, entrainant des migrations et des déplacements de masse. Ces actes de violence ne font pas que terroriser la population locale mais montrent aussi le pouvoir de la coalition de gangs aux factions rivales et aux autorités publiques, renforçant sa domination.
De cette façon, la coalition Viv Ansanm a réussi à se positionner comme une institution criminelle et un mécanisme de régulation de la violence. Les membres de Viv Ansanm n’utilisent pas seulement la violence comme un outil de répression, mais aussi comme un moyen pour établir et maintenir un ordre social qui profite à leurs intérêts. En combinant coercition, régulation économique et démonstrations publiques de pouvoir, la coalition a créé un environnement sous contrôle, où elle peut plus facilement dicter ses règles de conduite aux habitants.
Cette augmentation de la violence ciblée dans les communautés a des conséquences sociales et humanitaires très importantes. Des déplacements de masse ont lieu tandis que les populations fuient le danger, ce qui perturbe les économies locales et exacerbe la pauvreté. La violence affaiblit également la confiance de la communauté dans l’État et les agents des forces de l’ordre, car la perception de l’absence ou de l’inefficacité de la police contribue à un sentiment d’abandon et de vulnérabilité.
Actuellement, plus de 578 000 personnes sont déplacées à travers le pays, avec une augmentation de 60% entre mars et juin 2024. Parmi ces personnes déplacées, plus 112 000 vivent dans 96 sites informels disséminés dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince.8 Ces sites, souvent situés dans des écoles, des églises et des terrains de sport, souffrent de manque d’eau et d’infrastructures sanitaires, comme des toilettes, créant des conditions de vie périlleuses qui augmentent le risque de maladies hydriques.
Source: José Luengo-Cabrera, avec des données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).
Source: José Luengo-Cabrera, avec des données de l’HCR.
Plus de 30 centres médicaux et hôpitaux ont fermé à cause du vandalisme et des pillages.9 Le plus grand hôpital de la capitale, l’hôpital de l’Université d’État d’Haïti, est resté fermé jusqu’à ce que les efforts déployés par la Police nationale haïtienne en juin 2024 permettent de le sécuriser à nouveau et de le rouvrir.10 Par ailleurs, des médias ont rapporté que seuls quelque 20% des hôpitaux de Port-au-Prince fonctionnaient normalement.11
Médecins Sans Frontières, de son côté, a souligné les conséquences importantes de la violence des gangs sur la santé mentale et l’accès aux services sociaux dans les territoires contrôlés par les groupes. Dans ces zones, souvent appelées « zones rouges », les habitants font face à de nombreux obstacles pour accéder aux services essentiels en raison de la menace permanente de violence, de la peur et de la stigmatisation.12 Cet environnement exacerbe les problèmes de santé mentale, les individus étant régulièrement exposés à des événements traumatiques et à un stress chronique. De plus, la présence de gangs rivaux peut rendre quasiment impossible pour les habitants de se rendre dans les établissements de soin, les isolant toujours plus des services médicaux et sociaux nécessaires.
Les derniers mois ont aussi été marqués par une nette hausse des viols et des violences basées sur le genre. Selon un entretien de GI-TOC avec un responsable humanitaire, avant le violences de février 2024 les établissements de santé qui dépendent de la coopération internationale traitaient environ 10 cas de viol par mois. Ce nombre a augmenté depuis à plus de 40 victimes par mois, dont de nombreuses avaient déjà été traitées précédemment pour des VBG.13 L’accès aux soins pour les survivantes de VBG est très limité, ce qui a pour résultat d’exacerber les traumatismes physiques et psychologiques subis.14 Ces chiffres, alarmants, cachent également les cas non rapportés. En effet, les victimes ne signalent souvent pas les cas de violences sexuelles par crainte des représailles et de stigmatisation, mais aussi par manque de confiance dans le système judiciaire.15
Enfin, le phénomène de sous-déclaration souligne aussi une forme de violence sociale qui perpétue son contrôle même après l’attaque initiale, et affecte la santé mentale et physique. Les victimes de VBG peuvent aussi faire le choix de ne pas signaler le crime aux autorités, mais plutôt aux chefs de gangs locaux qui sont perçus comme l’autorité dans leurs quartiers, et investis d’un pouvoir plus important que la procédure judiciaire officielle.16
Étant donné la complexité et l’imbrication de ces dynamiques de violence, la chute du nombre d’homicides ne peut être considérée comme un signe de progrès systémique dans la sécurisation de la capitale. Au contraire, cela cache peut-être la capacité des gangs haïtiens à dominer et gouverner, et souligne le besoin urgent de s’attaquer aux conditions structurelles de la violence, et aux soutiens directs, aux réseaux de contrebande et aux relations politico-criminelles qui appuient les gangs dans leur entreprise.
Notes
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Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, Haiti emergency situation report No. 30 (as of 2 August 2024), 5 août 2024. ↩
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Observatoire de la violence et de la résilience en Haïti, Bulletin de risque, Numéro 1, GI-TOC, juillet 2024. ↩
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Santana Salmon, Haiti’s rival gangs sign truce, Caribbean National Weekly, 26 juillet 2024. ↩
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Ibid. ↩
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Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, Haiti: Humanitarian response overview, situation report – July 2023, 14 août 2023. ↩
-
Entretien mené à Port-au-Prince, juillet 2024. ↩
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Roberson Alphonse, Cité Soleil: Controversial penalty triggers another gang war, Le Nouvelliste, 12 septembre 2024. ↩
-
Médecins Sans Frontières (MSF), People fleeing violence in Port-au-Prince urgently need water and sanitation, 15 août 2024. ↩
-
Médecins Sans Frontières (MSF), Closed ports, empty shelves: Haiti urgently needs medical supplies, 21 mai 2024. ↩
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Emmanuel Saintus, L’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti (HUEH) est toujours sous contrôle des agents de la Police Nationale d’Haïti, Haiti Progres, 17 juillet 2024. ↩
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Lucnise Duquereste, Port-au-Prince’s last public hospital overwhelmed with patients, AyiboPost, 2 septembre 2024. ↩
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Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, Haiti emergency situation report No. 28 (as of 5 July 2024), 7 juillet 2024. ↩
-
Entretien mené à Port-au-Prince, juillet 2024. ↩
-
Médecins Sans Frontières (MSF), People fleeing violence in Port-au-Prince urgently need water and sanitation, 15 août 2024. ↩
-
Summer Walker, Gang control and security vacuums: Assessing gender-based violence in Cité Soleil, Haiti, GI-TOC, mai 2023. ↩
-
Ibid. ↩