L’expansion des gangs et la pression sur les stratégies de sécurité publique.
Les attaques de gangs menées loin de Port-au-Prince exercent une pression croissante sur les forces de la Police nationale d’Haïti (PNH) et de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS). Depuis son déploiement en juin 2024, la mission fait face à des défis à la hauteur des attentes qu’elle suscite auprès de la population et de l’importance qu’elle revêt aux yeux de la communauté internationale.
Bien qu’il soit trop tôt pour tirer des conclusions définitives, la MMAS n’a pas encore permis à la PNH de renverser le rapport de force avec les gangs. Par voie terrestre, la capitale demeure toujours aussi isolée du reste du pays, les gangs contrôlant les routes principales. Ils ont aussi augmenté le coût des extorsions sur le transport de marchandises, en particulier dans la zone de Canaan, une voie de passage indispensable vers le nord et le centre du pays. Dans le même temps, la fermeture totale de la route de Gressier, passage unique vers le sud d’Haïti, isole un tiers du pays, qui dépend désormais du transport maritime pour son approvisionnement.
Sources: Informations collectées sur le terrain par la Global Initiative Against Transnational Organized Crime (l’Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale, GI-TOC) et données produites en collaboration avec l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC)
D’un point de vue opérationnel et tactique, la police et la MMAS sont confrontées à plusieurs défis. Tout d’abord, leur capacité – ou incapacité – à déployer des hommes, a fait l’objet de critiques, notamment lors des attaques de gangs contre Ganthier (voir partie 2 du document). En effet, les forces publiques ne sont pas en mesure de déployer et de maintenir une présence permanente pour contrôler les territoires. Cela s’explique par la dangerosité des opérations, le manque de ressources humaines et techniques disponibles pour la PNH et la MMAS, mais aussi par la stratégie adoptée par les gangs. Depuis le mois de mars, les groupes criminels se livrent à une destruction systématique des infrastructures publiques – principalement les postes de police et les casernes – dans les territoires contrôlés ou conquis. Lorsqu’elles parviennent à entrer, les forces de l’ordre n’ont ainsi nulle part où s’établir en sécurité.
Dans ce contexte, la MMAS et la PNH sont contraintes de mener des opérations offensives et défensives contre les gangs, sans être capables d’occuper le terrain plus de quelques jours à la fois. Ces faiblesses opérationnelles profitent aux gangs qui continuent de défier les forces de sécurité publique. À Ganthier par exemple, les gangs sont revenus plusieurs fois dans la ville, entraînant de nouvelles expulsions de la population et des destructions urbaines importantes. Ils ont ensuite commencé à construire un double mur sur la route nationale menant à Ganthier, pour empêcher les forces de l’ordre d’avancer dans la région. La PNH semble avoir réussi à intervenir et à détruire le mur, mais il reste à voir comment la situation va évoluer et quelle attitude adopteront les gangs face aux forces de l’ordre.
Chiffres clés
Nombre d’homicides ou de personnes blessées, janvier à mars 2024 : 2 500.
Entre le 1er avril et le 30 juin 2024, au moins 1 379 personnes ont été tuées ou blessées. Cela représente une diminution de 45% des meurtres et blessures par balle, et une baisse de 2% des enlèvements comparé au T1 2024.1
Entre le 1er janvier et le 30 juin 2024, l’OHCHR a rapporté au moins 2 652 personnes tuées (2 221 hommes, 363 femmes, 52 garçons et 16 filles) et 1 280 autres blessées (920 hommes, 295 femmes, 47 garçons and 16 filles), victimes de la violence des gangs dans le pays.
Taux de personnes déplacées à l’intérieur du pays : hausse de 60%, de mars à juin 2024.
Nombre de personnes confrontées à des niveaux urgents d’insécurité alimentaire : 1,64 million.
Pourcentage d’enfants actifs au sein des gangs : 30%–50%.
Proportion de foyers manquant des macro et micro nutriments nécessaires : 65%.
Par ailleurs, des médias ont mis en évidence des difficultés de coordination entre la PNH et la MMAS. Cela serait dû à des problèmes de langue et de communication, des sources haïtiennes se plaignant que des Kényans parleraient anglais ou swahili durant les opérations. Il semblerait aussi que certains soldats haïtiens éprouvent du ressentiment envers les agents étrangers qui bénéficient de meilleures conditions de vie et d’une rémunération plus élevée.2 Dans ce contexte, plusieurs sources ont souligné à GI-TOC l’importance de faire des efforts pour une meilleure coordination entre la PNH et la MMAS, y compris au niveau des agents de police, en plus de celui des officiers supérieurs ou de la direction.
Il est essentiel de poursuivre les efforts pour bâtir la confiance entre la PNH et la MMAS. Cela est d’autant plus crucial au moment où d’autres pays se préparent à déployer des forces en Haïti, ajoutant au mélange de nationalités, langues et cultures opérationnelles présentes dans le pays. En termes de coordination générale des opérations, enfin, il est essentiel que la PNH et le gouvernement haïtien, incarné par le Premier ministre Garry Conille, qui occupe également le poste de ministre de l’Intérieur, soient capables de définir des stratégies de court et moyen terme, de les présenter, et de les mettre en œuvre sur le terrain avec leurs partenaires.
Cela paraît avoir été davantage le cas à l’intérieur de Port-au-Prince depuis fin août et début septembre. Le gouvernement semble avoir mis un point d’honneur à lancer des opérations contre les gangs dans le quartier particulièrement tendu de Solino. Ces opérations, menées pendant plusieurs jours consécutifs en septembre, paraissaient avoir stabilisé le front contre les gangs de Bel Air, au cœur de la capitale. Lors d’une visite de terrain, GI-TOC a pu observer que les forces de l’ordre avaient créé une zone tampon entre Bel Air et Solino – en détruisant pour cela de nombreuses maisons – et ont ainsi allégé la pression exercée par les groupes criminels sur Solino. Cette zone tampon n’a toutefois pas empêché des tirs de balles perdues qui ont fait plusieurs victimes entre septembre et octobre, puis les attaques massives lancées par les gangs à partir du 17 octobre contre le quartier de Solino, déplaçant plus de 5 000 personnes.
Enfin, la PNH, le gouvernement et la MMAS continuent d’être pris dans la guerre de la communication contre les groupes criminels. Jusqu’à la mi-juillet, il était difficile de discerner une stratégie de communication coordonnée entre les différentes institutions publiques, chacune semblant tirer ses propres ficelles. Cela a contribué à aggraver le vide créé par l’absence de communication stratégique, qui existait depuis le gouvernement précédent, dans lequel les gangs se sont engouffrés, saturant les réseaux sociaux et certains médias de vidéos et interventions de leurs chefs. Pour contrer ce phénomène, la PNH, le gouvernement et la MMAS ont intensifié leurs efforts en matière de communication. Il s’agit d’une évolution positive. La communication institutionnelle ne peut masquer ou remplacer les victoires, même modestes, dont la PNH et la MMAS ont besoin pour renverser la tendance contre les gangs, mais une meilleure communication sur les objectifs et les résultats de leurs opérations de police est essentielle pour asseoir leur légitimité auprès de la population haïtienne.
Notes
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Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), Quarterly report on the human rights situation in Haiti, avril-juin 2024. ↩
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Wethzer Piercin et Widlore Mérancourt, Tensions entre la police haïtienne et les Kényans, 4 septembre 2024. ↩