Le trafic de motos est essentiel à la mobilité des groupes armés dans le Sahel.
Le 13 février 2023, les autorités béninoises ont mis en place des interdictions temporaires de circuler à moto dans les communes où sévissent des groupes armés extrémistes violents. Les communes de Cobly et Matéri, dans le département de l’Atakora (nord-ouest du pays), ont interdit jusqu’à nouvel ordre la circulation des motos entre 21 heures et 6 heures du matin. Le 17 février, la commune de Tanguiéta a adopté la même mesure.1 Les États du Sahel s’appuient souvent sur cette stratégie pour tenter d’inhiber l’activité des groupes armés, qui utilisent largement ce moyen de transport. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont tous eu recours à des interdictions ou à des couvre-feux à différents moments du conflit armé qui règne au Sahel depuis ces dix dernières années, à l’instar des États voisins touchés par la violence, tels que le Nigeria et, plus récemment, le Bénin.2
Le recours généralisé à cette stratégie témoigne de l’importance des motos pour les groupes extrémistes violents du Sahel, en particulier pour le groupe Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM) et pour la Province de l’État islamique au Sahel (EI Sahel), comme le montre la figure 1. Les motos sont le principal moyen de transport des combattants non étatiques au Sahel car elles présentent de nombreux avantages sur le terrain. Cependant, la grande majorité des habitants du Sahel y ont également largement recours, c’est pourquoi les mesures visant à lutter contre l’utilisation des motos provoquent des dommages collatéraux importants. Les motos sont moins chères que les voitures, elles consomment beaucoup moins de carburant, elles sont maniables sur des routes en mauvais état, elles sont aussi rapides et réparables. Les motos lourdes sont privilégiées pour circuler dans les zones sablonneuses, vallonnées ou sur des routes en mauvais état.
De par la place centrale qu’elles occupent dans la vie des Sahéliens, les motos figurent au nombre des produits qui font le plus l’objet de trafics illicites au Sahel tout en entrant dans une catégorie de trafic parmi les moins étudiées en Afrique de l’Ouest. Le présent article, ainsi qu’un rapport de recherche de la GI-TOC à paraître, s’intéresse au trafic de motos au Sahel, soulignant le rôle central qu’il joue dans la dotation en ressources des groupes armés et mettant en évidence la nécessité de recourir à des approches alternatives.
Remarque : Englobe tous les affrontements et les violences à l’encontre des civils, opérations pendant lesquelles le JNIM et EI Sahel ont utilisé des motos.
Source : ACLED
Chaînes d’approvisionnement illicites en motos
Il convient d’étudier quelles approches alternatives pourraient limiter la capacité des groupes armés à se déplacer à moto. Les interdictions de circulation à moto ont connu un succès limité, mais présenté de nombreux inconvénients. Elles ont sérieusement restreint la mobilité des habitants des zones touchées et ont eu de graves répercussions sur les économies locales, la scolarisation et de nombreux autres aspects de la vie quotidienne. Le Sahel doit tirer des leçons de l’expérience des autres régions d’Afrique de l’Ouest qui ont interdit les motos pour lutter contre les groupes armés. Le Nigeria a ainsi interdit les motos afin de mettre un terme aux violences perpétrées par les groupes armés et les bandits, et de réduire les affrontements entre agriculteurs et éleveurs. Dans l’État de Zamfara, les personnes qui utilisent une moto à des fins commerciales ont été les principales victimes de cette politique.3 Dans la région de Diffa, au Niger, l’interdiction des motos aurait renforcé l’attrait des jeunes pour Boko Haram, le groupe armé leur offrant les motos qu’ils ne pouvaient plus se procurer.4
Ne pourrait-on pas plutôt empêcher les groupes armés sahéliens de se procurer des motos ? Le caractère dispersé du trafic de motos, l’absence de réglementation et la capacité limitée des services répressifs à lutter contre la criminalité liée aux véhicules posent problème à cet égard. Les motos figurent parmi les produits qui font le plus l’objet de trafics illicites au Sahel mais qui ne retiennent pas autant l’attention des responsables politiques que d’autres marchandises illicites.5 Il est très difficile d’obtenir des données sur le nombre de motos importées illégalement des États côtiers, mais le fait est que la demande est extrêmement forte et que les groupes armés sahéliens semblent se procurer à eux seuls des milliers de nouvelles motos chaque année.6
Les recherches de la GI-TOC ont montré que les groupes armés achètent généralement des motos neuves plutôt que des motos d’occasion.7 Le commerce de motos d’occasion est très développé au Sahel et le vol de motos très répandu. C’est un délit qui s’accompagne souvent d’une extrême violence. Les motos volées sont souvent démantelées pour être vendues en pièces détachées ou sont maquillées par des mécaniciens en vue d’être revendues.8 Les groupes armés semblent toutefois privilégier la fiabilité des motos neuves par rapport aux motos d’occasion à moindre coût car ils opèrent sur terrain accidenté et mènent des opérations à haut risque.
Les motos achetées par les groupes armés suivent globalement le même parcours que les motos destinées aux marchés légaux. La plupart des motos importées par les ressortissants sahéliens proviennent de Chine et sont expédiées vers les principaux ports des États côtiers du Togo, du Nigeria, du Bénin et du Ghana.9 À partir de là, les revendeurs légaux qui importent des motos au Burkina Faso ou au Niger doivent les déclarer à la frontière pour acquitter les droits de douane. Le JNIM et EI Sahel traiteraient pour leur part avec des revendeurs de motos illégaux. Ces trafiquants auraient recours à diverses méthodes, comme la corruption ou la dissimulation de motos dans des conteneurs abritant d’autres marchandises, pour passer les frontières du Sahel.10 Une autre méthode courante consiste à demander à de jeunes conducteurs (appelés passeurs) de conduire les motos sur des tronçons non surveillés de la frontière ou le long de points de passage réputés favorables aux passeurs.11
Photo : Service de police de Tillaberi
Le JNIM et EI Sahel sont loin d’être les seuls acheteurs de motos de contrebande. Toutefois, il semble que certains trafiquants puissent devenir des fournisseurs réguliers des groupes armés. Un médiateur nigérien ayant eu affaire à des groupes armés a déclaré qu’aux alentours de 2017, des éléments du JNIM et de l’EI Sahel à Tillaberi se partageaient un même fournisseur de motos jusqu’à ce que ce dernier tente de faire passer les motos qu’il livrait pour une marque différente, mettant un terme à la relation.12
Force est de constater que s’il peut être avantageux de traiter avec certains trafiquants, susceptibles qui plus est de faire partie de la chaîne d’approvisionnement du moment, le marché des motos de contrebande n’en demeure pas moins diffus et les motos peuvent être obtenues par d’autres moyens. Les petites villes régionales accueillent régulièrement des marchés où un vendeur de motos peut apporter des dizaines de motos.13 Des groupes armés auraient fait acheter des motos par des jeunes de la région qui les auraient livrées à leurs bases.
Groupes armés : une clientèle prolifique
Ce qui est frappant, c’est le grand nombre de motos que les groupes armés semblent acheter.14 Un chercheur de la région malienne du Gourma estime que chaque markaz (pl. marakiz, structure de commandement des unités locales) commande de quelques dizaines à une centaine de nouvelles motos par mois.15 Les Marakiz varient considérablement en taille, les plus petits comptant une centaine de combattants et les plus grands plusieurs centaines. Il n’est donc pas possible d’extrapoler des totaux exacts à partir de ces données. Le nombre de conflits impliquant des motos a toutefois augmenté ces dernières années, comme le montre la figure 2.
Remarque : Englobe tous les affrontements et les violences à l’encontre des civils lors desquels le JNIM et EI Sahel ont utilisé des motos.
Source : ACLED
Les données fournies par la police de Tillabéry, au Niger, corroborent ces chiffres. Selon les données fournies à la police par des membres de la communauté, les combattants du JNIM à Tamou (Niger) et dans la région voisine de Boutou (Burkina Faso) ont reçu 68 nouvelles motos en trois livraisons distinctes effectuées par des jeunes de la région entre mai et juillet 2022.16 Tamou est une plaque tournante bien connue de la contrebande et il est probable que des motos soient distribuées à d’autres unités du JNIM plus éloignées de cette zone. Cela signifie néanmoins que des dizaines de motos sont livrées chaque mois au JNIM en un seul et même endroit. Compte tenu de l’ampleur de la contrebande de motos, l’on peut supposer que de nombreuses autres unités du JNIM reçoivent un nombre similaire de nouvelles motos chaque mois et que le groupe se procure donc plusieurs centaines de nouvelles motos chaque année, si ce n’est des milliers.
Ces acquisitions représentent une dépense importante pour le JNIM et EI Sahel, d’autant que les prix des motos semblent augmenter. Les groupes armés paient actuellement entre 600 000 et 800 000 francs CFA (environ 915 à 1 200 euros) par moto. Les prix des motos au Sahel ont considérablement augmenté ces dernières années, les vendeurs et les utilisateurs de motos faisant part d’un prix moyen compris entre 450 000 et 550 000 CFA pour un même type de moto (entre 680 et 840 € environ) avant 2019.17 La hausse des prix ne résulte pas seulement d’une augmentation de la demande, mais en grande partie aussi de l’insécurité croissante au Burkina Faso, principal pays de transit de la chaîne d’approvisionnement en motos, insécurité qui a rendu le transport de motos à travers le pays de plus en plus difficile.18
C’est aussi un commerce lucratif pour les fournisseurs des groupes armés, même s’ils ne participent pas toujours de leur plein gré à ce commerce. Un vendeur de motos ayant admis avoir vendu des motos aux combattants d’Ansar ul-Islam dans la province de l’Est, au Burkina Faso, et aux combattants d’EI Sahel, a déclaré que, bien qu’ayant été contraint de vendre aux groupes armés à leur demande, il appréciait leur façon de faire dans la mesure où ils n’essayaient pas de marchander, payaient d’avance et lui prêtaient même de l’argent pour se procurer de plus grandes quantités de motos.19 Des éléments selon lesquels les groupes armés préfinancent leurs achats de motos viennent confirmer l’idée que ces acteurs nouent des relations sur le long terme avec leurs fournisseurs.
Interventions ciblées : un exercice d’équilibre
La contrebande de motos est un commerce dispersé, difficile à contrecarrer, de nombreux revendeurs et trafiquants locaux travaillant régulièrement avec des groupes armés. Il est plus difficile de repérer les itinéraires de contrebande de motos que d’autres marchandises car on utilise des motos dans tout le Sahel.
La lutte contre le trafic de motos passe par la mise en place d’un certain nombre de mesures qui mobilisent beaucoup de ressources et ne doit pas se faire au détriment de ceux qui possèdent des motos de manière informelle. Si les vols de motos sont des pratiques courantes, c’est notamment parce que de nombreux propriétaires ne font pas immatriculer officiellement leur bien ou n’obtiennent pas de documents officiels, les démarches étant jugées coûteuses et chronophages. De même, de nombreux propriétaires qui achètent leur moto d’occasion ne renouvellent pas le certificat d’immatriculation existant.
Photo : Reuters/Alamy Stock Photo
Simplifier la procédure d’immatriculation et faire en sorte qu’aucun pot-de-vin ne puisse être sollicité au cours de cette procédure contribueraient à favoriser les immatriculations. Ces mesures pourraient contribuer à la traçabilité des motos, sachant toutefois que l’immatriculation seule ne peut avoir qu’un impact limité, les motos pouvant être facilement démontées et les numéros d’identification des véhicules supprimés ou maquillés.
De même, les forces de l’ordre ne sont généralement pas en capacité de répondre à la criminalité liée au trafic de véhicules volés. Une meilleure approche pourrait consister à recueillir des renseignements sur les individus qui fournissent régulièrement de grandes quantités de motos aux groupes armés et à rompre leurs chaînes d’approvisionnement. Il faudra toutefois veiller à ce que ces mesures n’aient pas les mêmes effets que les interdictions de circuler en moto en raison de leur impact sur la capacité des civils à gagner leur vie.
Notes
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Radio France Internationale, Deux localités du nord du Bénin instaurent un couvre-feu à cause de la présence de groupes armés, 16 février 2023, https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230216-deux-localit%C3%A9s-du-nord-du-b%C3%A9nin-instaurent-un-couvre-feu-%C3%A0-cause-de-la-pr%C3%A9sence-de-groupes-arm%C3%A9s ; 24 Heures Au Bénin, Des engins interdits de circuler la nuit dans plusieurs communes, 21 février 2023, https://www.24haubenin.info/?Des-engins-interdits-de-circuler-la-nuit-dans-plusieurs-communes. Voir aussi Sécurité Liptako-Gourma, Twitter, 20 février 2023, https://twitter.com/Liptako_Gourma/status/1627746932620726297?s=20. ↩
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Jeune Afrique, Mali : Interdiction des motos et pick-up dans certaines zones du nord et du centre, 2 février 2018, https://www.jeuneafrique.com/526549/politique/mali-interdiction-de-circulation-des-motos-et-pick-up-dans-certaines-zones-du-nord-et-du-centre/ ; Le Pays, Interdiction de vente et de circulation de motos : Une mesure qui provoquera des grincements de dents mais…, 7 juillet 2022, https://lepays.bf/interdiction-de-vente-et-de-circulation-de-motos-une-mesure-qui-provoquera-des-grincements-de-dents-mais/. ↩
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Kingsley Madueke, Driving destruction: Cattle rustling and instability in Nigeria, GI-TOC, janvier 2023, https://globalinitiative.net/analysis/cattle-rustling-instability-nigeria/. ↩
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Thomas Flichy de La Neuville, How to prevent motorbike attacks in the Sahel?, Journal of Intelligence and Cybersecurity, 2, 1 (2019). ↩
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William Assanvo et al, Violent extremism, organised crime and local conflicts in Liptako-Gourma, Institut d’études de sécurité, décembre 2019, https://issafrica.org/research/west-africa-report/violent-extremism-organised-crime-and-local-conflicts-in-liptako-gourma. ↩
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Données recueillies auprès du service de police de Tillaberi et lors d’entretiens dans la région malienne du Gourma, citées dans l’article d’Eleanor Beevor, Motorbikes in the Sahel: Theft, traffic and armed group usage, GI-TOC, à paraître. ↩
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Eleanor Beevor, Motorbikes in the Sahel: Theft, traffic and armed group usage, GI-TOC, à paraître. ↩
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Entretien avec un mécanicien qui démonte des motos volées pour en tirer des pièces détachées, Ouagadougou, 15 juillet 2022. ↩
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Pascal Pochet et al, Private and public use of motorcycles in Sub-Saharan African cities, in Public Transport Trends 2017, The International Association of Public Transport, 103–105. ↩
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Données fournies par la police de Tillabéri, septembre 2022. ↩
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Entretien avec un habitant de la région malienne du Gourma qui a observé de près les activités des groupes armés, 28 février 2023 ; entretien avec un concessionnaire de motos dans la province de l’Est du Burkina Faso, 26 février 2023. ↩
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Entretien avec un médiateur nigérien ayant eu des contacts étroits avec les groupes armés, 27 octobre 2022, Cotonou. ↩
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Entretien avec un chercheur indépendant malien, ayant couvert les activités de contrebande et le trafic de marchandises, 28 février 2023. ↩
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Les données précises quant au nombre de motos achetées par les groupes armés sont extrêmement limitées. Les chiffres recueillis pour le prochain rapport de la GI-TOC se rapportent exclusivement au JNIM. Ces chiffres doivent donc être considérés comme un indicateur plutôt que comme une enquête exhaustive. ↩
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Entretien avec un chercheur indépendant malien, ayant couvert les activités de contrebande et le trafic de marchandises, 28 février 2023. ↩
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Données fournies par la police de Tillabéri, septembre 2022. ↩
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Entretiens avec des vendeurs de motos et des mécaniciens à Gao et Tillabéri, septembre et octobre 2022. ↩
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Correspondance électronique avec un chercheur en sécurité résidant dans la région malienne du Gourma, 16 mars 2023. ↩
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Entretien téléphonique avec un commerçant de motos burkinabé vivant actuellement à Fada n’Gourma, Burkina Faso, 25 février 2023. ↩