Comment renforcer le mécanisme des sanctions pour répondre à la crise criminelle en Haïti?

Face aux retards dans le déploiement de la MMAS, la réponse la plus concrète à la crise haïtienne a été l’imposition par la communauté internationale de sanctions financières et de restrictions de déplacement ciblées. Cela implique deux volets distincts mais complémentaires.

Premièrement, en octobre 2023 et janvier 2024, le Conseil de sécurité de l’ONU a désigné cinq chefs de gangs sur sa liste de personnes faisant l’objet de sanctions, en partie à la suite d’enquêtes conduites par le groupe d’experts (GE) désignés.1 Deuxièmement, il y a eu une série de désignations unilatérales, notamment par les États-Unis, le Canada et la République dominicaine. Les États-Unis et le Canada en particulier ont désigné des individus politiquement puissants, dont des politiques et des hommes d’affaires, ce que l’ONU a évité jusqu’à présent.2 Depuis fin 2023 toutefois, les sanctions onusiennes et unilatérales ont peu progressé, aucune nouvelle désignation n’ayant été actée. L’UE notamment — dont un certain nombre de membres ont des liens importants avec Haïti — n’a effectué aucune désignation dans le cadre du régime de sanctions qu’elle a créé en juillet 2023.3

Les raisons précises de cette pause apparente des activités ne sont pas claires. Le Conseil de sécurité de l’ONU a, historiquement, toujours été lent dans l’examen et l’imposition de sanctions, les décisions exigeant un consensus entre les membres du Conseil de sécurité.4Concernant Haïti, cette tendance générale semble avoir été exacerbée par la complexité de la situation et du fait que de nombreux membres de gangs sont également très impliqués dans des activités commerciales et/ou politiques.5 Il semble qu’il y ait une forte réticence des États-membres du Conseil de sécurité à désigner de tels soutiens, vraisemblablement en raison du risque que des désignations de complicité parmi les élites haïtiennes aient une incidence négative sur la construction de la paix et la formation du gouvernement, bien que cela s’accompagne du risque également important de permettre au lien entre l’élite et les gangs de prospérer sans obstacle.

Ce raisonnement pourrait aussi expliquer pourquoi les États-Unis et le Canada ont mis en pause leurs désignations. Il pourrait toutefois y avoir une autre explication: les sanctions unilatérales à l’encontre de certaines élites peuvent être empêchées dans le cas où ces individus détiennent à la fois la nationalité haïtienne et américaine ou canadienne. Les États sont généralement réticents à imposer des sanctions à l’encontre de leurs propres citoyens, préférant opter pour des poursuites judiciaires (bien qu’il y ait eu peu d’enquêtes manifestes ou d’actions en justice menées à ce jour par les États-Unis ou le Canada contre de hauts responsables soupçonnés d’avoir soutenu des gangs).

Si elle est compréhensible, la conséquence de cette approche consistant à attendre des poursuites, ou dans certains cas à privilégier le lent développement des désignations nationales plutôt que des désignations de l’ONU, se traduit par un certain nombre de développements négatifs sur le terrain en Haïti.

La pause dans les désignations, qu’elle soit due à la lenteur des procédures de l’ONU ou à la préférence pour les poursuites judiciaires, aura un effet contreproductif sur les efforts pour cibler les gangs et les élites qui les soutiennent. Lors d’une précédente longue pause dans les sanctions de l’ONU, entre novembre 2023 et février 2024, la GI-TOC avait observé un scepticisme grandissant en Haïti concernant la réalité des sanctions, ainsi que la volonté politique de la communauté internationale de les appliquer. Entre fin 2023 et début 2024, l’effet dissuasif des sanctions, ou du moins l’effet dissuasif de leur application éventuelle, semblait avoir en partie disparu.

Étant donné la dégradation générale de la situation en Haïti et le retard considérable dans le déploiement de la force de la MMAS devant aider à stabiliser le pays, la relance des sanctions est sans doute un élément important pour définir et répondre aux menaces criminelles pesant sur Haïti, et montrer à la population haïtienne que la situation est prise au sérieux.

Toutefois, cette démarche doit sans doute être repensée d’une façon plus stratégique et viser un impact plus profond que les approches actuelles. Une stratégie multinationale doit être développée pour faire face aux gangs haïtiens, à leurs fournisseurs logistiques et partenaires commerciaux, ainsi qu’à leurs appuis politiques et économiques.

Le développement d’une telle stratégie doit impliquer l’ONU et le Conseil de sécurité, mais également la CARICOM. La stratégie ne devrait pas être uniquement centrée sur les sanctions, mais plutôt chercher à coordonner les moyens par lesquels tous les outils de l’État coopérant — y compris les approches judiciaires nationales, l’aide, le partage de données et les sanctions — puissent être employés de manière cohérente pour atteindre un objectif commun.

Surtout, cette stratégie devrait viser à rassembler les États recourant aux sanctions et ceux ne le faisant pas, ces derniers optant pour d’autres outils juridiques ou de leur politique étrangère — dont l’assistance aux forces économiques et de sécurité, le partage d’informations et les poursuites judiciaires — pour contribuer à l’effort global de lutte contre le crime organisé. Cette stratégie devrait également faire participer plus directement à l’effort des acteurs, comme le Département de la Justice des États-Unis, en renforçant les enquêtes, les poursuites, et l’assistance juridique mutuelle à Haïti et ses voisins.

Il convient également de faire preuve d’un certain réalisme dans les objectifs à court, moyen et long terme d’une telle stratégie. L’éradication des gangs en Haïti s’avérera probablement impossible. Diminuer leur pouvoir militaire actuel, briser les liens entre les gangs et les élites, et lutter contre les violences sexuelles sont sans doute des objectifs plus atteignables.

Pour appuyer cette stratégie, il faut repenser la façon dont les sanctions sont employées, ainsi que leur incidence potentielle plus profonde. Cela implique une approche plus globale des sanctions, ciblant la totalité de l’écosystème criminel autour des gangs haïtiens et non simplement les chefs de gangs. Les acteurs moins influents mais cruciaux, comme les intermédiaires financiers, ceux qui se chargent du blanchiment d’argent et les fournisseurs d’armes, devraient être au centre de l’attention.

Le même raisonnement devrait s’appliquer aux acteurs criminels à l’étranger qui apportent un grand soutien aux gangs, ou qui ont renforcé leurs liens commerciaux durant la crise. Un exemple pourrait être le ciblage des organisations du trafic de drogue pour leur collaboration avec le chef de gang Izo, et l’expédition par son intermédiaire de cocaïne vers l’Europe.6 Le but de cette approche serait de dissuader les acteurs criminels régionaux de s’associer aux criminels haïtiens, et d’affecter le financement de ces derniers.

Une approche régionale pourrait aussi aider à renforcer le soutien en Haïti aux efforts internationaux visant à résoudre la crise actuelle, en soulignant la compréhension de la communauté internationale des éléments transnationaux substantiels qui alimentent les gangs du pays.

Enfin, il est nécessaire d’avoir une appréhension plus nuancée des acteurs économiques et politiques favorisant l’activité des gangs en Haïti. Comme l’a détaillé le groupe d’experts de l’ONU, beaucoup de ces acteurs ont plusieurs casquettes et évoluent dans un mélange d’affaires, de politique et de criminalité.7 Cela a compliqué les efforts pour les sanctionner, car certains au sein de la communauté internationale considèrent toute implication dans la politique comme un motif suffisant pour éviter une désignation. Bien que compréhensible, une approche si manichéenne de l’engagement politique risque de biaiser les motivations en Haïti. Cela pourrait bien encourager les acteurs du monde des affaires ayant des connexions avec les gangs à s’essayer à la politique pour se protéger des sanctions, au détriment des politiques haïtiens et des efforts pour briser les liens entre les élites et les gangs. Une approche plus nuancée consisterait à évaluer minutieusement la mesure dans laquelle un individu est un acteur politique, et le degré d’actualité et d’importance systémique de cette activité politique.

En définitive, les informations suggèrent que les sanctions internationales peuvent avoir un effet structurant en Haïti, notamment en termes de dissuasion des élites politiques et économiques. Employées stratégiquement et couplées à d’autres outils internationaux, les sanctions constituent donc une option pour répondre à la crise actuelle. Cela implique toutefois de relancer les désignations unilatérales et onusiennes, de façon stratégique, en ne se concentrant pas seulement sur les principaux chefs de gangs mais aussi sur les acteurs facilitateurs et les alliés politiques les soutenant. En parallèle de l’intensification des sanctions, il faut adapter leur ciblage et message pour avoir un impact plus fort, sans stigmatiser l’ensemble du secteur privé ou public et risquer d’en faire des parias. Il est essentiel d’élargir le champ d’application de ces approches au-delà des frontières d’Haïti pour inclure les réseaux criminels et financiers complexes sur lesquels reposent les gangs. Cette approche peut aider Haïti, mais aussi l’ensemble de la région, à faire face à des menaces à caractère toujours plus transnational.

Notes

  1. Romain Le Cour Grandmaison, Matt Herbert et Ana Paula Oliveira, Haiti: The gang crisis and international responses, GI-TOC, février 2024. 

  2. Ibid. 

  3. Conseil de l’Union européenne, Haiti: EU sets up autonomous framework for restrictive measures, 28 juillet 2023. 

  4. Matt Herbert et Lucia Bird, Convergence zone: The evolution of targeted sanctions usage against organized crime, GI-TOC, décembre 2023. 

  5. Voir Conseil de sécurité de l’ONU, Interim report of the Panel of Experts on Haiti submitted pursuant to Resolution 2700 (2023), S/2024/253, 29 mars 2024. 

  6. Maria Abi-Habib, Haiti’s gangs grow stronger as Kenyan-led force prepares to deploy, The New York Times, 21 mai 2024. 

  7. Voir Conseil de Sécurité de l’ONU, Interim report of the Panel of Experts on Haiti submitted pursuant to Resolution 2700 (2023), S/2024/253, 29 mars 2024.