Les économies criminelles ont joué un rôle clé dans le massacre de Solhan au Burkina Faso
Aux premières heures du 5 juin 2021, des assaillants armés sont arrivés sur un site d’extraction d’or informel près du village de Solhan, au Burkina Faso, et ont tué 132 civils selon les chiffres officiels, bien que des sources locales aient fait état d’au moins 160 morts.1
Un rescapé, « Alassane », dont le nom a été changé, s’est réveillé au son de coups de feu vers 2 heures du matin. Alors que d’autres plongeaient dans les étroits puits de mine, il a tenté de se cacher dans une maison, mais les assaillants l’ont rapidement découvert et lui ont tiré deux balles à bout portant. L’une a traversé son bras ; l’autre a traversé ses deux jambes, menant à la perte d’un testicule. Il a survécu en faisant le mort.2
Ce massacre est le pire attentat terroriste perpétré au Burkina Faso depuis 2015, année durant laquelle a commencé le dernier cycle de violence djihadiste en date. Depuis lors, les forces de l’État du Burkina Faso et les milices soutenues par le gouvernement, connues sous le nom de Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), se battent contre divers acteurs de groupes armés, certains liés au JNIM, qui est affilié à Al-Qaïda, et contre l’EIGS. D’autres acteurs, dont des bandits et des groupes criminels, opèrent dans ce milieu, souvent en conjonction avec des VDP et des groupes djihadistes. Les citoyens auraient souvent été la cible de VDP, de groupes djihadistes et même des forces de sécurité de l’État.3
Fait troublant, des enfants soldats ont pour la première fois pris part à un conflit majeur au Burkina Faso lors du massacre de Solhan. Alassane affirme que ses agresseurs étaient de jeunes adolescents âgés d’une quinzaine d’années,4 et la GI-TOC a parlé à quatre témoins qui confirment tous que la majorité des assaillants étaient des enfants soldats.5 Une déclaration du ministre burkinabè de la Communication, Ousseni Tamboura, a également confirmé que la plupart des combattants qui ont perpétré l’attentat de Solhan étaient des enfants.6 Cela semble refléter une tendance plus large, le nombre d’enfants soldats détectés au Burkina Faso ayant considérablement augmenté en 2021.7
Au moment de la préparation de ce bulletin, il n’a pas été possible de vérifier où et comment les enfants ont été recrutés, mais un membre de VDP de la province du Yagha, où se trouve Solhan, a déclaré que les enfants soldats avaient été recrutés dans la région.8 Des témoins ont par ailleurs attesté la présence de femmes parmi les assaillants de Solhan.9 Un membre du VDP et un expert local des groupes extrémistes ont indiqué à la GI-TOC que, dans certains cas, des enfants et des femmes rejoignaient les groupes extrémistes avec un patriarche familial et prenaient part également aux combats.10
Source: Agence Nationale d’Encadrement des Exploitations Minières Artisanales et Semi-mécanisées (ANEEMAS)
Au moment de la rédaction du présent rapport, il n’est pas possible d’identifier clairement le groupe armé responsable du massacre. La population locale fait rarement la distinction entre l’EIGS et le JNIM sur le terrain, et les affiliations sont souvent obscures. Les preuves disponibles indiquent qu’un groupe vaguement affilié au JNIM aurait mené l’attaque.11 La publication par le JNIM d’une déclaration niant toute responsabilité et condamnant l’attentat12 pourrait être une tentative de maintenir, pour le JNIM, l’image d’un groupe extrémiste plus modéré par rapport à l’EIGS.13
Il existe des théories concurrentes quant au motif de l’attentat. Plusieurs commentateurs du conflit au Burkina Faso, dont Human Rights Watch, ont indiqué que le massacre de Solhan était un acte de vengeance djihadiste suite au recrutement de VDP à la mine,14 mais la réalité est plus complexe et liée aux économies criminelles de la province.15
Principaux groupes armés non gouvernementaux au Burkina Faso
JNIM (Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin)
Branche officielle d’Al-Qaïda dans la région et fruit de la fusion en 2017 entre Ansar Dine, le Front de libération du Macina, al-Mourabitoun et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Bien que le groupe ne se soit formé qu’en 2017, les ancêtres du JNIM, AQMI et al-Mourabitoun, ont revendiqué les attentats de janvier 2016 contre le restaurant Cappuccino et l’hôtel Splendid à Ouagadougou, faisant 30 victimes et lors desquels plus de 170 personnes ont été retenues en otage.
EIGS (État islamique dans le Grand Sahara)
Affilié régional de l’État islamique qui a émergé après une scission au sein du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest. Le groupe a prêté allégeance à l’Etat islamique en 2015 et a été officiellement reconnu par ce dernier l’année suivante. L’EIGS a revendiqué une série d’attentats au Mali, au Niger et au Burkina Faso. En plus de cibler les forces de sécurité de l’État, les troupes internationales présentes dans la région et les populations civiles qui refusent de collaborer, l’EIGS a commencé à cibler les combattants rivaux du JNIM au Burkina Faso en 2020.
VDP (Volontaires pour la Défense de la Patrie)
Créés en janvier 2020 par le gouvernement burkinabè, les Volontaires pour la Défense de la Patrie, connus sous leur acronyme français VDP, étaient initialement constitués de milices d’autodéfense autoproclamées comme les Kogleweogo. Les volontaires bénéficient de deux semaines de formation par les services de sécurité de l’État et, dans certains cas, reçoivent des armes automatiques. Les VDP ont été accusés de multiples violations des droits humains, comme l’ont documenté plusieurs organisations de défense de l’homme.
Économies criminelles dans la province du Yagha
Les rapports entre groupes armés et réseaux criminels sont complexes et divers. Les groupes extrémistes organisent parfois des rackets de protection, tandis que des bandits sans motivation idéologique rejoignent régulièrement des groupes extrémistes pour mener des activités criminelles et bénéficient également du soutien de réseaux criminels plus importants.16 Selon Ousseni Nacanabo, représentant d’une association minière artisanale au Yagha, « il existe trois types de djihadistes : les voleurs à main armée, ceux qui ne veulent que de l’argent et sont prêts à tout et ceux qui croient vraiment au dessein djihadiste ».17 Analyste au Centre de suivi et d’analyses citoyens des politiques publiques, Siaka Coulibaly estime que seuls 15 % peut-être des combattants des groupes armés du Burkina Faso pourraient être considérés comme de véritables djihadistes du point de vue de l’idéologie.18
Tous les acteurs du conflit au Yagha – les JNIM, EIGS et VDP – tirent des revenus d’activités criminelles. Selon Héni Nsaibia, chercheur à l’Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED), les principales activités économiques criminelles dans la province du Yagha sont « l’exploitation minière illégale, le vol de bétail et la contrebande de carburant, ainsi que la contrebande et le commerce d’autres biens et types de contrebande. »19
La contrebande de carburant est répandue dans toute l’Afrique de l’Ouest, et une grande partie du carburant de contrebande entrant au Burkina Faso provient de pays côtiers limitrophes, tels que le Ghana et le Togo. Dans la province du Yagha, des groupes extrémistes extorquent de l’argent aux criminels en échange d’un passage sûr du carburant dans la province. Ce sont toutefois les mines d’or artisanales qui sont considérées comme la plus grande source de revenus pour les groupes extrémistes au Yagha, et ce, dans une large mesure. Des groupes armés soutirent une zakât (impôt) aux mineurs ou leur volent tout simplement de l’argent ou de l’or. Les membres de groupes armés sont également connus pour travailler eux-mêmes dans des mines pour en extraire de l’or. Cela leur donne aussi la possibilité de se fondre dans la population civile locale, sachant que les mines sont pratiques pour dissimuler des armes et permettre aux djihadistes d’accéder à des explosifs, qui peuvent être réutilisés pour fabriquer des engins piégés.
Bien que la dimension de ces économies criminelles au Yagha ne soit pas claire, les groupes armés sont dans une large mesure parvenus à les exploiter pour se procurer de la nourriture, des armes légères, des motos (mode de transport privilégié par les groupes extrémistes au Sahel) et du carburant. Les analystes affirment cependant que ces dynamiques ne sont en aucun cas figées, le contrôle des économies criminelles passant constamment de main en main entre les groupes. La lutte pour le contrôle de ces économies a probablement joué un rôle central dans les récents affrontements entre le JNIM et l’EIGS dans la province du Yagha, selon des experts locaux en matière de sécurité et des sources diplomatiques.20 Héni Nsaibia estime à environ 500-600 le nombre de membres de groupes djihadistes armés dans la province du Yagha.21
Photo: Henry Wilkins
Cette concurrence accrue peut être motivée par une période de déficit de ressources parmi les groupes armés. « Nous avons récemment remarqué une pénurie financière parmi les organisations criminelles. Les finances se tarissent, ce qui conduit certains terroristes à attaquer les cantines scolaires pour se procurer de la nourriture », explique Jacob Yaredebatioula, spécialiste des groupes extrémistes à l’Université de Ouagadougou.22 Si les groupes djihadistes ouvrent de nouveaux fronts au Burkina Faso, comme dans les environs de la ville méridionale de Banfora, et à la frontière avec la Côte d’Ivoire, c’est notamment parce qu’ils traversent « des moments difficiles sur le plan financier », indique M. Yaredebatioula.23
Les déplacements en masse causés par le conflit ont également eu un impact négatif sur l’extraction d’or et d’autres activités économiques dans la province du Yagha, réduisant le nombre de citoyens, de même que l’activité économique de laquelle les groupes extrémistes violents peuvent obtenir le versement de la .24 Les mesures gouvernementales et les attentats extrémistes ont en outre nui aux moyens de subsistance locaux, avec pour conséquences une augmentation des taux de chômage et, par conséquent, un agrandissement du vivier de recrutement des groupes armés.
Conflit autour d’une mine d’or
Dans ce contexte de difficultés financières, Solhan est devenu un centre névralgique de la lutte que se livrent VDP et groupes extrémistes et qui peut avoir conduit au massacre. C’est là en effet que se trouve l’une des mines d’or les plus rentables de la province.Représentant de l’association minière artisanale, Ousseni Nacanabo estime que les mines d’or du Yagha pourraient potentiellement rapporter 2 milliards de francs CFA (environ 3 millions €) de chiffre d’affaires par an.25
Jacob Yaredebatioula émet l’hypothèse que les VDP ont réussi à sécuriser la zone de Solhan ainsi que les sites miniers, sapant les activités criminelles des groupes extrémistes. « Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles les VDP et leurs familles ont été directement ciblés. »26 Siaka Coulibaly, du Centre de suivi et d’analyses citoyens des politiques publiques susmentionné, pense également que le massacre était une tentative de prise le contrôle de la mine à des fins lucratives par des groupes extrémistes.27
Photo: Olympia de Maismont/AFP via Getty Images
Après la tuerie de Solhan, le gouvernement a fermé l’ensemble des mines d’or artisanales de la province du Yagha, ce qui montre bien qu’aux yeux des autorités locales, l’extraction d’or est une source de revenus clé pour les extrémistes violents dans la région. Selon Ousseni Nacanabo, l’exploitation minière au Yagha a en grande partie cessé, bien que certaines exploitations minières se poursuivent illégalement à petite échelle.28 Toutefois, de telles mesures ne feront probablement que déplacer la lutte autour des ressources criminelles, sachant qu’avec l’économie criminelle devrait se développer parallèlement à l’extension du conflit.
Notes
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France 24, At least 160 killed in deadliest attack in Burkina Faso since 2015 (Au moins 160 morts dans l’attentat le plus meurtrier survenu au Burkina Faso depuis 2015), France 24, 5 juin 2021, https://www.france24.com/en/africa/20210605-dozens-of-civilians-killed-in-attack-on-northern-burkina-faso-village. ↩
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Entretien avec « Alassane », 26 juillet 2021. ↩
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Burkina Faso: Residents’ accounts point to mass executions (Burkina Faso – Les récits des résidents font état d’exécutions massives), Human Rights Watch, 8 juillet 2020, https://www.hrw.org/news/2020/07/08/burkina-faso-residents-accounts-point-mass-executions. ↩
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Entretien avec « Alassane », 26 juillet 2021. ↩
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Entretiens avec divers témoins de l’attentat de Solhan, 29 juin 2021. ↩
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Henry Wilkins et Danielle Paquette, Child soldiers carried out attack that killed at least 138 people in Burkina Faso, officials say (Au moins 138 morts dans un attentat perpétré par des enfants soldats au Burkina Faso, selon des responsables), , 24 juin 2021, https://www.washingtonpost.com/world/2021/06/24/burkina-faso-child-soldiers/. ↩
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Sam Mednick, Burkina Faso sees more child soldiers as jihadi attacks rise (Le nombre d’enfants soldats au Burkina Faso augmente avec la multiplication des attaques djihadistes), Associated Press, 1er août 2021, https://apnews.com/article/africa-united-nations-child-soldiers-burkina-faso-e28058b0ae92dfa44df9633bc6affcef. ↩
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Entretien téléphonique avec un membre des VDP (nom non divulgué) de Sebba, 27 juillet 2021. ↩
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« Alassane » affirme que l’un de ses agresseurs était une femme. Un colporteur qui s’est caché sur le toit d’un immeuble tout au long de l’attaque indique avoir vu des femmes et des enfants parmi les assaillants. ↩
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Entretien téléphonique avec un membre des VDP (nom non divulgué) de Sebba, 22 juillet 2021 ; entretien avec Jacob Yaredebatioula, spécialiste des groupes extrémistes à l’Université de Ouagadougou, 23 juillet 2021. ↩
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Massacre de Solhan : entre le GSIM et l’EI, l’enjeu de la réputation, Radio France Internationale, 25 juin 2021, https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210625-massacre-de-solhan-entre-le-gsim-et-l-ei-l-enjeu-de-la-r%C3%A9putation; Henry Wilkins, Solhan massacre exposes failure to tackle Sahel crisis (Le massacre de Solhan met en avant l’échec de la lutte contre la crise au Sahel), Al Jazeera, 10 juin 2021, https://www.aljazeera.com/news/2021/6/10/solhan-massacre-exposes-failure-tackle-sahel-crisis-burkina-faso. ↩
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Voir, par exemple, cette déclaration publiée par le JNIM : @Menastream, #BurkinaFaso : Dans un communiqué diffusé localement au #Mali, le #JNIM nie toute responsabilité et condamne le massacre de Solhan, dans la province du #Yagha, Twitter, https://twitter.com/MENASTREAM/status/1402242166840303616. ↩
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Daniel Ezenga et Wendy Williams, The puzzle of JNIM and militant Islamist groups in the Sahel (Le puzzle du JNIM et des groupes islamistes militants au Sahel), Centre africain d’études stratégiques, 1er décembre 2020. Le gouvernement du Burkina Faso a quant à lui attribué l’attentat à un nouveau groupe, distinct du JNIM et de l’EIGS, appelé « Mouhadine ». Certains analystes sont sceptiques quant à l’existence réelle de ce groupe, dont le nom semble se rapprocher de celui des « moudjahidines », terme générique utilisé pour décrire les combattants djihadistes partout dans le monde. Voir Fatma Bendhaou, Burkina Faso : Deux suspects arrêtés dans le cadre de l’enquête sur l’attaque de Solhan, Agence Anadolu, 29 juin 2021, https://www.aa.com.tr/fr/afrique/burkina-faso-deux-suspects-arr%C3%AAt%C3%A9s-dans-le-cadre-de-lenqu%C3%AAte-sur-lattaque-de-solhan/2288293. ↩
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Corinne Dufka, Armed islamists’ latest Sahel massacre targets Burkina Faso (Le dernier massacre des islamistes armés au Sahel vise le Burkina Faso), Human Rights Watch, 8 juin 2021, https://www.hrw.org/news/2021/06/08/armed-islamists-latest-sahel-massacre-targets-burkina-faso. ↩
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Entretien avec Jacob Yaredebatioula, spécialiste des groupes extrémistes à l’Université de Ouagadougou, 23 juillet 2021. ↩
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Marlboro’s Man: Philip Morris’s representative in Burkina Faso is a known cigarette smuggler (L’homme de Marlboro – Le représentant de Philip Morris au Burkina Faso est un contrebandier de cigarettes connu), Organized Crime and Corruption Reporting Project, 26 février 2021, https://www.occrp.org/en/loosetobacco/marlboros-man-philip-morris-representative-in-burkina-faso-is-a-known-cigarette-smuggler. ↩
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Entretien avec Ousseni Nacanabo, représentant d’une association minière artisanale, Burkina Faso, 24 juillet 2021. ↩
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Entretien avec Siaka Coulibaly, analyste au Centre de suivi et d’analyses citoyens des politiques publiques, 21 juillet 2021. ↩
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Entretien avec Héni Nsaibia, chercheur en chef à l’Armed Conflict Location and Event Data Project et au sein de Menastream, société de conseil en sécurité, 31 juillet 2021. ↩
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Entretiens avec un diplomate occidental et des experts locaux de la sécurité à Ouagadougou, juin/juillet 2021. Voir également, Sahel 2021: Communal wars, broken ceasefires, and shifting frontlines (Sahel 2021 – Guerres communautaires, cessez-le-feu rompus et lignes de front mouvantes), Armed Conflict Location and Event Data Project, https://acleddata.com/2021/06/17/sahel-2021-communal-wars-broken-ceasefires-and-shifting-frontlines/. ↩
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Entretien avec Héni Nsaibia, chercheur à l’Armed Conflict Location and Event Data Project et Menastream, société de conseil en sécurité, 31 juillet 2021. ↩
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Ibid. ↩
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Entretien avec le docteur Jacob Yaredebatioula, spécialiste des groupes extrémistes à l’Université de Ouagadougou, 23 juillet. ↩
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1,3 million de personnes déplacées à l’échelle nationale par le conflit au Burkina Faso. ↩
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Entretien avec Ousseni Nacanabo, représentant d’une association minière artisanale, Burkina Faso, 24 juillet 2021. ↩
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Entretien avec Jacob Yaredebatioula, spécialiste des groupes extrémistes à l’Université de Ouagadougou, 23 juillet 2021. ↩
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Entretien avec Siaka Coulibaly, analyste et militant burkinabè, 2 juillet 2021. ↩
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Entretien avec Ousseni Nacanabo, représentant d’une association minière artisanale, Burkina Faso, 24 juillet 2021. ↩